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Florilège

Extraits proposés par Daniel Fanguin

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      Le mariage fut décidé par correspondance ; elle vivait à Bessèges, entre un père ivre mort et des frères mineurs (qui travaillaient à la mine et, du reste, n’avaient pas vingt ans). Adolescente aux yeux rouges, au teint de plâtre et aux épaules fébriles, elle avait remplacé de bonne heure une mère morte d’épuisement : vaisselles, lessives, murs décrépis, corons surpeuplés, rues maculées, sirènes d’usines, un univers de suie, de payes détériorées, de dettes chez l’épicier, de rentes pour le pharmacien, de factions dans le châle de la misère ouvrière en face des bistrots, d’où l’on ramenait l’épave titubante : c’était pire que du Zola. Arrivèrent les premières lettres de Reilhan : en comparaison c’était Virgile, c’était l’Arcadie et le feuillage des hêtres ; en les décachetant et en les lisant au milieu de cette crasse abominable, la petite cousine croyait ouvrir une fenêtre sur la forêt : étant écrites sur du papier moisi, ces lettres fleuraient le champignon frais.
      Illico, la jeune esclave tomba dans le piège du ciel bleu, de l’air pur, des eaux claires et des prairies en fleurs (…)
      Si bien que, trois mois plus tard, la pauvre fille, que rien ne destinait à devenir une montagnarde, se retrouva là-haut, dans les nuages, mais pas exactement ainsi qu’elle l’avait imaginé : le ciel était immuablement gris, l’air glacé, l’eau claire, peut-être, mais il fallait aller la chercher loin, très loin, et quant aux fameuses prairies en fleurs, c’était une énorme muraille qui dressait ses flancs pelés jusqu’à mille mètres d’altitude. Les pieds toute la journée dans la boue, un ballot de linge sur la tête, un seau rempli d’eau froide au bout de chaque bras, déjà enceinte (d’Abel) et plus fourbue que jamais, elle ne tarda pas à se demander si elle avait vraiment gagné au change, et si, en fin de compte, le coron, la crasse, le tapage et l’ébriété n’étaient pas préférable à cette effrayante solitude, à ces tête-à-tête plutôt lugubres avec un bûcheron d’une sobriété exemplaire, c’est une affaire entendue, mais aussi sobre en paroles qu’il l’était devant les boissons : d’abord, rien ne donnait à espérer qu’il n’y ait jamais eu dans cette maison autre chose à boire que de l’eau ; ensuite, rien non plus ne laissait entendre que son mari, car la malheureuse était bel et bien mariée, ait la moindre aptitude à pousser la romance ou à taquiner la muse.

(…)

      Bientôt, l’alité commença à se lever et à faire quelques pas en tirant la jambe, qui naturellement après trois mois d’immobilité, s’était ankylosée (qu’il ne fatigue surtout pas son genou, avait écrit le docteur sur l’ordonnance). Cette raideur — réelle — qu’on aurait très bien pu guérir par une rééducation appropriée, ou par une petite intervention chirurgicale, devint une infirmité chronique qui servit admirablement les desseins de sa mère, en même temps que le caractère apathique de son enfant : il boitait avec beaucoup de bonne volonté, parce que ça lui permettait de se tourner les pouces tout en gardant bonne conscience pendant que la famille s’échinait à la tâche. Abel lui avait fabriqué une béquille rudimentaire, taillée dans une planche avec une fente pour glisser la main et un bourrelet de cuir fixé sur l’arête supérieure, là où l’aisselle prenait appui. À le voir clopiner, une épaule en l’air, on aurait dit qu’il avait fait ça toute sa vie ; c’était un boiteux-né : il s’installa dans son infirmité comme dans un fauteuil.

(…)

      Avec cette chaleur précoce, les montagnes et leurs croupes teigneuses, déboisées ou paraissant telles, évoquaient la crasse aride de terrils de mine géants, et leur tapis d’herbe jaune écrasée, une mauvaise zone industrielle, avec ses terrains vagues, ses remblais charbonneux, ses vallées colonisées et leurs eaux sales, sous la neige désertique des sommets ; tout renforçait cette impression de misère besogneuse et utilitaire : l’affluence des poteaux électriques et leurs réseaux anarchiques désenchantant le paysage, contaminant fermes et hameaux, encrassant leurs façades ; les énormes citernes de goudron au bord des routes, maculant de flaques ridées les banquettes herbeuses ; les tas de graviers sur les terre-pleins de garage, les engins pour les routes, immobilisés comme les tripodes de Wells par une épidémie foudroyante — ou leur emplacement reconnaissable aux pertes de cambouis qui eussent entraîné leur disparition ; tout cela étant la marque des régions livrées au despotisme ouvrier des Ponts et Chaussées, qui laissent à vie un pays en chantier ; sans oublier les tubes des balcons passés au minium et laissés tels quels ; ou pire encore : ces toits de tôle aussi minables et veules que le serait un homme descendu dans la rue en caleçon. Et que l’étaient ces joueurs de boule en pantoufles et en tricot de peau, eux et leur accent débraillé, traîne-pisse, dont la fausse bonhomie ne cachait qu’à moitié la lâcheté, la petitesse, l’égoïsme… Eux et leur haleine anisée, mégotière… Eux et leurs vieilles à moustache qui vont au marché en traînant la savate, avec leur sempiternel sac en toile cirée pendu au poignet et le porte-monnaie à la main — pourquoi pas vos pots de chambre ? — comme deux organes inséparables à quoi se ramènerait le principe de leur système vital. Quant à leurs gamines, affublées de noms qui puent la naphtaline, le chignon serré, les triples jupes noires et la poitrine de punaise : Thérèse, Marthe, Élise, petites vieilles de cinq ans aux mollets grêles, aux yeux rapprochés et aux bouches sans lèvres, des sangs appauvris par le cousinage du lit ; avec leur petite perle perce-oreille qui leur donne un visage de jeune morte, elles font illusion jusqu’à vingt ans — et à condition qu’on n'y touche pas — pour prendre un quart de siècle en deux enfants… Leur printemps aura été de courte durée : il fallait les voir à ce moment là traverser la rue en courant, la tête gaufrée de bigoudis, le gras de la cuisse à l’air par la fente du peignoir, en riant de ce rire scatologique qui associe et soumet traditionnellement le sexe à ses servitudes subalternes… O race atrophiée, usée, goitreuse, brèche-dent, qu’il la haïssait, maintenant, le rouquin de Maheux !

(…)

      « Si seulement ton mari n’était pas si têtu ! Ici, on arriverait à s’en sortir, en vivant ensemble ; les frais seraient moindres, tu le sais bien toi. Et puis, enfin, dans ce trou, là-bas, c’est pas une vie, pour toi. Tout ce qu’il fait ou rien, d’ailleurs… Vraiment, je ne comprends pas ce qui le retient là-bas… » 
(…)
      Le soir, rentrée chez elle, elle observait son mari à la dérobée, lorsqu’à la fin du repas il pétrissait une cigarette toute tordue et perdant son foin, entre ses grosses mains étoilées de ciment, et que le bout de sa langue accompagnait cette manœuvre délicate par toute une série de petits tremblements d’aise et de désir. Elle aussi, elle aurait bien voulu savoir ce qui le retenait ici. Sa liberté, la complète solitude, si profitable aux petites manies, quoi, au juste ? Avec un Reilhan, allez savoir…

(…)

      (…) Il y avait chaque soir dans cet instant une stimulation paisible et plus ménagère, l’envie de se trouver à une table avec d’autres personnes, de boire et de manger en leur compagnie, de traverser lentement les villages bruissants de rumeurs et de voix conversantes, à l’heure où les filles gonflent leurs bouches dans l’ombre vanillée par la brillantine de leurs cheveux, ou par l’émanation douceâtre et amoureuse des tilleuls — l’heure où les costauds poilus de la cinquantaine gaspillent à la pétanque leurs dernières cartouches politiques ou sexuelles, l’heure où les vieux assis sous les platanes branlent du chef, exhument leurs vieilles réprobations en oubliant qu’ils vont mourir cette nuit et que cette histoire de courte durée aura été sans importance.
      Plus loin, là-bas, au bord de la mer ou dans les fourrés autour des bals publics, il y en a qui se foutent pas mal que ça ait de l’importance ou que ça n’en ait pas, qui baisent en cadence, et jouissent crapuleusement, comme des chats.

 

L’épervier de Maheux  Jean Carrière  1972

 

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      Annibale della Comana, recevait ses hôtes dans une veste de satin rouge, bien élimé, mais qui lui avait été offerte par une amoureuse, un demi-siècle plus tôt. Pour lui, c’était un peu comme un brevet, un témoignage de bonne conduite au jeu de l’amour. Il en montrait une indéniable fierté.
      Le marquis habitait au fond d’une cour (ce qui s’affirmait une chance car ses invités n’eussent jamais pu, pour la plupart, monter des escaliers), dans une sorte de salon d’hiver, ultime témoignage d’une fortune jadis imposante et enviée. À l’heure fixée, les voisins immédiats soulevaient les rideaux de leurs fenêtres pour regarder défiler les fantômes se rendant chez della Comana. Quelquefois, des chefs de famille ou des grands-parents reconnaissaient parmi ces visages émaciés, fripés, au travers de ces silhouettes souvent cassées, des belles d’autrefois, des don Juan dont les exploits défrayèrent la chronique mondaine d’un temps que deux guerres rendaient préhistorique.
      Nul ne songeait vraiment à rire en regardant passer ces morts-vivants qui arrivaient presque tous ensemble — une dizaine — chez della Comana. Pour les accueillir, leur hôte appliquait les règles d’une étiquette surannée. On usait de formules qu’ils étaient les seuls à se rappeler, on se saluait selon un rite oublié. Ils buvaient du tilleul ou de la camomille dans des tasses de porcelaine aux délicatesses transparentes, s’enquéraient mutuellement de leur santé, n’écoutaient pas ce que leurs interlocuteurs  leur confiaient et s’étendaient sur leurs propres maux auxquels on ne prêtait pas davantage attention, ceci jusqu’au moment où le marquis della Comana annonçait :
— Je crois, mes amis, que le moment est venu.
      Alors, troupeau docile et tout frémissant d’un plaisir anticipé, chacun prenait une place choisie depuis sa première visite et sortait d’une housse vétuste, une mandoline dont certaines, de grande valeur parce que transmises en héritage. À travers la musique bien ou médiocrement jouée, les participants devenaient la proie de songes envoûtants. Les accords les plus ténus suggéraient un monde disparu. Sur les lèvres des musiciens jouaient des sourires émus et plus d’une vieille prunelle s’humectait.

Charles Exbrayat, Mandolines et barbouzes, 1965
 

Jeudi dernier, ici, sur la terrasse des Feuillants, je me promenais sans penser à rien du tout. Mais en arrivant à la grille de la rue de Castiglione par laquelle je comptais m’en aller, je me trouve nez à nez avec une femme, ou plutôt avec une jeune personne qui, si elle ne m’a pas sauté au cou, fut arrêtée, je crois, moins par le respect humain que par un de ces étonnements profonds qui coupent bras et jambes, descendent le long de l’épine dorsale et s’arrêtent dans la plante des pieds pour vous attacher au sol.  (...) Ah ! mon cher, physiquement parlant, l’inconnue est la personne la plus adorablement femme que j’aie jamais rencontrée. Elle appartient à cette variété féminine que les Romains nommaient fulva, flava, la femme de feu. Et d’abord, ce qui m’a le plus frappé, ce dont je suis encore épris, ce sont deux yeux jaunes comme ceux des tigres, un jaune d’or qui brille, de l’or vivant, de l’or qui pense, de l’or qui aime et veut absolument venir dans votre gousset !

– Nous ne connaissons que ça, mon cher ! s’écria Paul. Elle vient quelquefois ici, c’est la Fille aux yeux d’or. (...)

Depuis que j’étudie les femmes, mon inconnue est la seule dont le sein vierge, les formes ardentes et voluptueuses m’aient réalisé la seule femme que j’aie rêvée, moi ! Elle est l’original de la délirante peinture, appelée la femme caressant sa chimère, la plus chaude, la plus infernale inspiration du génie antique ; une sainte poésie prostituée par ceux qui l’ont copiée pour les fresques et les mosaïques ; pour un tas de bourgeois qui ne voient dans ce camée qu’une breloque, et la mettent à leurs clefs de montre, tandis que c’est toute la femme, un abîme de plaisirs où l’on roule sans en trouver la fin, tandis que c’est une femme idéale qui se voit quelquefois en réalité dans l’Espagne, dans l’Italie, presque jamais en France. Hé ! bien, j’ai revu cette fille aux yeux d’or, cette femme caressant sa chimère, je l’ai revue ici, vendredi. Je pressentais que le lendemain elle reviendrait à la même heure. Je ne me trompais point. Je me suis plu à la suivre sans qu’elle me vît, à étudier cette démarche indolente de la femme inoccupée, mais dans les mouvements de laquelle se devine la volupté qui dort. Eh ! bien, elle s’est retournée, elle m’a vu, m’a de nouveau adoré, a de nouveau tressailli, frissonné. Alors j’ai remarqué la véritable duègne espagnole qui la garde, une hyène à laquelle un jaloux a mis une robe, quelque diablesse bien payée pour garder cette suave créature... Oh ! alors, la duègne m’a rendu plus qu’amoureux, je suis devenu curieux. Samedi, personne. Me voila, aujourd’hui, attendant cette fille dont je suis la chimère et ne demandant pas mieux que de me poser comme le monstre de la fresque. (...)

Quand l’inconnue et Henri se rencontrèrent de nouveau, la jeune fille le frôla, et de sa main serra la main du jeune homme. Puis, elle se retourna, sourit avec passion ; mais la duègne l’entraînait fort vite, vers la grille de la rue Castiglione. Les deux amis suivirent la jeune fille en admirant la torsion magnifique de ce cou auquel la tête se joignait par une combinaison de lignes vigoureuses, et d’où se relevaient avec force quelques rouleaux de petits cheveux. La fille aux yeux d’or avait ce pied bien attaché, mince, recourbé, qui offre tant d’attraits aux imaginations friandes. Aussi était-elle élégamment chaussée, et portait-elle une robe courte. Pendant ce trajet, elle se retourna de moments en moments pour revoir Henri, et parut suivre à regret la vieille dont elle semblait être tout à la fois la maîtresse et l’esclave : elle pouvait la faire rouer de coups, mais non la faire renvoyer. Tout cela se voyait. Les deux amis arrivèrent à la grille. Deux valets en livrée dépliaient le marchepied d’un coupé de bon goût, chargé d’armoiries. La fille aux yeux d’or y monta la première, prit le côté où elle devait être vue quand la voiture se retournerait ; mit sa main sur la portière, et agita son mouchoir, à l’insu de la duègne, en se moquant du qu’en dira-t-on des curieux et disant à Henri publiquement à coups de mouchoir : – Suivez-moi... (...)

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Cette première entrevue fut ce que sont tous les premiers rendez-vous que se donnent des personnes passionnées qui ont rapidement franchi les distances et qui se désirent ardemment, sans néanmoins se connaître. Il est impossible qu’il ne se rencontre pas d’abord quelques discordances dans cette situation, gênante jusqu’au moment où les âmes se sont mises au même ton. Si le désir donne de la hardiesse à l’homme et le dispose à ne rien ménager ; sous peine de ne pas être femelle, la maîtresse, quelque extrême que soit son amour, est effrayée de se trouver si promptement arrivée au but et face à face avec la nécessité de se donner, qui pour beaucoup de femmes équivaut à une chute dans un abîme, au fond duquel elles ne savent pas ce qu’elles trouveront. La froideur involontaire de cette femme contraste avec sa passion avouée et réagit nécessairement sur l’amant le plus pris. Ces idées, qui souvent flottent comme des vapeurs à l’alentour des âmes, y déterminent donc une sorte de maladie passagère. Dans le doux voyage que deux êtres entreprennent à travers les belles contrées de l’amour, ce moment est comme une lande à traverser, une lande sans bruyères, alternativement humide et chaude, pleine de sables ardents, coupée par des marais, et qui mène aux riants bocages vêtus de roses où se déploient l’amour et son cortège de plaisirs sur des tapis de fine verdure. Souvent l’homme spirituel se trouve doué d’un rire bête qui lui sert de réponse à tout ; son esprit est comme engourdi sous la glaciale compression de ses désirs. Il ne serait pas impossible que deux êtres également beaux, spirituels et passionnés, parlassent d’abord des lieux communs les plus niais, jusqu’à ce que le hasard, un mot, le tremblement d’un certain regard, la communication d’une étincelle, leur ait fait rencontrer l’heureuse transition qui les amène dans le sentier fleuri où l’on ne marche pas, mais où l’on roule sans néanmoins descendre. Cet état de l’âme est toujours en raison de la violence des sentiments. (...)

Honoré de Balzac, La fille aux yeux d’or , 1835

 

« Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :

Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. »

 

« Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes. »

 

(...) Le troisième jour, vers cette heure de l’après-midi appelée solennellement crépuscule par les faiseurs de romances à fortépiano, et simplement entre chien et loup par madame de Sévigné : à cette heure à laquelle la nature s’assombrit, et, mystérieuse, se voile comme une belle dame qui abat le tulle de son chapeau, et rend sa beauté douteuse aux regards avides, à cette heure où les couleurs s’évanouissent et les contours se découpent nettement comme des ombres phantasmagoriques sur une haute lice azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordée ou plutôt embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée sur une branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs, qu’on voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œil éteint l’enseigne consolatrice d’une auberge ; la sueur ruisselait sur son front ; elle soupirait violemment, et jetait quelquefois des plaintes quand son pied heurtait des cailloux. Ce sentier montait droit à une roche ardue qu’il pourtournait ; au sommet de ce rocher, quelqu’un moins lassé, moins pensif, aurait remarqué un corps allongé, noirâtre, immobile, semblant le mât rompu d’un navire coulé, ou plutôt, un peulvan druidique des dunes armoricaines de la vieille Gaule. Abigail était à peine à trois cents pas de cet être mystérieux, quand soudainement il fut éclairé par un phosphore accompagné d’une détonation semblable à celle d’une arme à feu, qui gronda long-temps dans les plaines ; elle poussa un cri lamentable et tomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité d’un lévrier qui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le gnome noir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail ; à son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : – Une femme ! – Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il la souleva et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement un noir d’une haute stature, portant une longue carabine comme les Bédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture. (…)

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« Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle ;

– Très belle ! – C’est-à-dire elle paraissait telle,

Et c’est la même chose. – Il suffit que les yeux

Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :

Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même

Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Être heureux,

Qu’est-ce ? Sinon le croire… »

THÉOPHILE GAUTIER

 

(...) Oui ! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste !  (...)

Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute jeune fille.

Je me tournai, surpris, et la contemplai.

Dès lors, la musique ne me toucha plus ; je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.

Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.

Ainsi depuis long-temps je la considérais, quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; ses deux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ; pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ; l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle. (...)

 

 Pétrus Borel    Champavert - Contes immoraux  1833

 

 

Est-il rien de plus vrai que la vérité ?

Oui : la légende. C’est elle qui donne

un sens immortel à l’éphémère vérité.

Nikos Kazantzakis

 

Longtemps, la Terre avait été plate. (…) le bon sens, maître de tant d’erreurs (…) L’idée la plus simple — c’est-à-dire la plus fausse — était aussi la plus forte.

J’accablais Marie de questions, de tendresse, de sarcasmes très cruels, d’objurgations pathétiques. Elle m’écoutait en silence. Elle secouait la tête avec un air buté. Elle ne disait rien, elle disait non. Mais elle m’écoutait. À la fin des repas, ou en se promenant, ou dans les fauteuils de cinéma, elle pensait avec intensité. Pour penser mieux encore, il lui arrivait de fermer les yeux et de poser sa tête sur mon épaule. J’étais très satisfait de dispositions si réfléchies et je l’entourais de mes bras.

Un des plaisirs du séducteur est de faire apparaître la femme qui se cache derrière la femme qui se montre.

Les passions, les ambitions, les idées, les projets ne viennent qu’en seconde ligne. Il faut d’abord boire, et manger, et dormir, et tout le reste. (…) dans les torrents de livres et de films (…) on dirait que nos héros sont munis d’une dispense de trimbaler un corps. Ils n’ont le droit que de faire l’amour parce que l’amour est le lien entre le rêve et la machine.

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C’ est Aldous Huxley, je crois, qui prétendait que, dans le bilan de toutes les existences, les comptes bonheur et malheur finissent par se valoir. Dans tous les grands malheurs se glisse un peu de bonheur — et d’autant plus intense. Le bonheur, au contraire…, le bonheur s’use jusqu’à se détruire. Il faut attendre qu’il disparaisse pour comprendre qu’il était là.

— S’il n’y avait pas d’autre monde, si l’immortalité de l’âme était une invention des évêques et des empereurs, s’il n’y avait rien après la vie ?    (…)

— Comme ce serait commode pour les puissants et les riches de tout avoir dans ce monde et de tout promettre dans l’autre ! Ces histoires merveilleuses avec des anges et des gloires d’où tu tires tant de beauté, y crois-tu donc vraiment ?

— Pourquoi pas ? aboyait Droctulft, soudain tiré de son mutisme. Odin a bien un cheval à huit jambes dont le nom est Sleipnir et un anneau magique qui s’appelle Draupnir. 

La vérité nous échappe. L’éternité nous fuit. C’est ton art qui les remplace et qui rend immortel. Il fixe le monde à jamais dans son éternité et dans sa vérité — dans ce qu’il peut atteindre de vérité et espérer d’éternité. Pour survivre et durer — c’est la revanche de la beauté sur la brutalité et la laideur de la vie —, il n’y a que le plus fragile : les sons, les formes, les couleurs et les mots. (…)

Les dieux ont été gommés. Ils ne mènent plus les hommes qui sont devenus des hommes maîtres de leur destin et des héros de roman au lieu de rester des marionnettes actionnées par l’Olympe et des héros d’épopée. (…)

Saint Augustin disait : « Si vous ne me demandez pas ce qu’est le temps, je sais ce que c’est. Si vous me demandez ce qu’est le temps, je ne sais plus ce que c’est. » Le temps est la seule chose au monde que tout le monde connaît et éprouve et qu’on ne peut ni voir, ni sentir, ni toucher, ni diriger, ni modifier, ni définir. (…)

Aujourd’hui, chez vous, dans vos fameuses démocraties dont vous avez plein la bouche comme si c’était la fin de l’histoire et l’ état définitif de cette pauvre vieille humanité, ce sont les classes moyennes qui occupent le terrain. Il n’y a plus de ducs et pairs, plus d’altesses sérénissimes, plus de sénateurs à vie, plus de grands propriétaires, à l’élégance farouche, qui faisaient ce qu’ils voulaient de leurs animaux et de leurs gens. Il y a des pauvres, bien entendu. On les dorlote, on les éloigne, on les parque dans des réserves matérielles et morales, on en a honte, on les oublie. (…)

Les pauvres n’en finissent pas d’accoucher d’un avenir qui ne sera jamais à eux. Ils sont la masse de manœuvre d’un monde en train de se faire et qui les rejettera dès qu’ils l’auront construit. J’ai servi dans cette armée qui est toujours vaincue et n’est jamais détruite. (…)

Voilà deux millénaires que je marche sur cette planète où tout se transforme toujours et où rien ne change jamais. C’est ce qui me rapproche des pauvres : les pauvres sont fatigués. Moi aussi.

Autant que par la nécessité, le monde est mené par le hasard, l’accidentel, l’arbitraire. À peu près tout ce que nous faisons, pensons, disons, écrivons relève de l’arbitraire. La numération est arbitraire, la langue est arbitraire, les dénominations sont arbitraires, nos propres noms, qui sont la chair de notre chair et auxquels nous tenons tant, sont arbitraires, la société est arbitraire, la religion est arbitraire. L’amour est arbitraire, puisqu’il dépend d’une rencontre qui aurait pu ne pas se produire. Dans une certaine mesure, la science est arbitraire puisqu’elle repose sur des postulats et se contente de proposer l’interprétation la plus vraisemblable de phénomènes qui nous échappent. Tout arbitraire est injuste, et toute culture est arbitraire.

Ce qui est éternel, ce n’est pas une vérité qui passe son temps à changer, c’est la décision de s’y tenir et de mourir pour elle.  

Jean d’Ormesson, Histoire du Juif errant, 1990 

 

(…) lui Goldmund, où en serait-il dans vingt ans ? Ah ! tout était incompréhensible et triste au fond, bien que tout fût beau aussi. On ne savait rien. On vivait, on trottait sur la terre ou on chevauchait par les bois et tant de choses vous lançaient des regards provocants ou prometteurs ou vous remplissaient le cœur de désirs ; une étoile dans le soir, une campanule bleue, un lac verdâtre avec ses roseaux, le regard d’un homme ou d’une vache, et parfois on avait le sentiment que quelque chose d’inouï allait se produire à l’instant même, quelque chose qu’on avait longtemps souhaité, qu’un voile qui couvrait tout allait tomber ; et puis, cela passait et il ne se produisait rien, l’énigme ne se dénouait pas, le charme mystérieux restait sur les choses et, à la fin, on devenait vieux, avec des airs finauds comme le père Anselme, avec l’allure d’un sage comme l’abbé Daniel, et peut-être qu’on ne savait toujours rien et qu’on restait là toujours à attendre, l’oreille tendue.

Il ramassa une coquille vide d’escargot, elle fît un petit bruit en frôlant les pierres ; le soleil l’avait rendue brûlante. Il se perdit dans la contemplation des sinuosités de la coquille, de la rainure en spirale et de la fantaisie et minuscule couronne en miniature où elle prend fin, de l’ouverture vide avec ses reflets nacrés. Il ferma les yeux pour se rendre compte des formes en les tâtant seulement avec ses doigts : c’était là une vieille habitude et un jeu. Tournant l’escargot entre ses doigts il les fit glisser sur lui en suivant les volumes, sans faire pression, comme pour une caresse, jouissant du miracle de ces formes, du charme exercé par ce corps. C’était là, pensa-t-il rêveur, un des inconvénients de l’école et de la culture scientifique : l’intelligence semblait avoir tendance à représenter les choses comme si elles étaient planes et n’avaient que deux dimensions. Il eut le sentiment qu’en cela apparaissait un défaut capable de vicier toute activité intellectuelle ; mais il n’arriva pas à fixer cette idée et la coquille échappa à ses doigts. (…)

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(…) Goldmund ne put se décider à aller à l’atelier ; il erra par la ville comme il avait fait maintes fois en des journées maussades. Il regarda les femmes et les servantes se rendant au marché et resta surtout près de la fontaine du marché aux poissons, les yeux fixés sur les poissonniers et leurs épouses mal embouchées qui offraient  et vantaient leur marchandise, sortaient des baquets les poissons frais et argentés. Les poissons, la bouche douloureusement ouverte, leurs yeux d’or anxieux et fixes, s’abandonnaient avec résignation à la mort ou se débattaient contre elle avec  fureur et désespoir. Comme il était arrivé maintes fois déjà il fut pris de pitié pour ces animaux et de dégoût à l’égard des hommes ; pourquoi étaient-ils si insensibles et brutaux, si immensément bêtes et stupides ; pourquoi ne voyaient-ils rien, tous, les poissonniers et les poissonnières, et les clients qui marchandaient, pourquoi ne voyaient-ils pas ces bouches, ces yeux dans l’angoisse de mort, ces queues frappant furieusement autour d’elles, cette affreuse et inutile lutte désespérée, cette transformation intolérable des animaux mystérieux, merveilleusement beaux, le dernier léger frisson de la mort passant sur leur peau agonisante avant qu’ils soient là, allongés, morts et éteints, lamentables morceaux de viande destinés à la table des mangeurs réjouis ? Ils ne voyaient rien, ces hommes, ils ne savaient rien et ne s’apercevaient de rien, rien ne leur parlait. Peu importait qu’une pauvre et noble bête crevât sous leurs yeux ou qu’un maître rendit sensible à en donner le frisson toute l’espérance, toute la noblesse, toute la douleur, toute l’obscure et poignante angoisse étouffante de la vie humaine (*) ; ils ne voyaient rien, rien ne les touchait. Tous ils étaient joyeux, ou occupés, se donnaient des airs d’importance, ils étaient pressés, criaient, riaient, ou rotaient les uns devant les autres, chahutaient, blaguaient, se chamaillaient pour deux liards, et tous trouvaient que tout allait bien, que tout était dans l’ordre, et tous se sentaient contents d’eux et du monde. C’étaient des cochons, ah ! bien pires, bien plus dégoûtants que des cochons. Oh ! lui-même sans doute avait assez souvent été des leurs, s’était senti joyeux au milieu de ces gens-là, avait couru après les filles, avait mangé en riant et sans frémir d’horreur des poissons frits. Mais toujours, et souvent tout d’un coup et comme par magie, il avait perdu cette gaieté et ce calme, toujours il s’était dégagé de ces égarements, de tout cette graisse poisseuse, de cette satisfaction de soi-même, il avait cessé de se donner de l’importance, c’est cela qui l’avait jeté dans la solitude, dans les rêveries creuses, dans le vagabondage, dans la méditation des insondables problèmes de la souffrance, de la mort, de la vanité de tous nos actes, qui l’avait amené à regarder fixement l’abîme. Parfois tandis qu’il s’abandonnait à la contemplation désespérée de ce monde de folie et d’épouvante, une joie s’était mise à fleurir tout à coup : une violente passion d’amour, l’envie de chanter une belle chanson ou de dessiner, ou bien en sentant une fleur, en jouant avec un chat, l’accord enfantin avec la vie s’était rétabli. (…)

* Référence à la statue d’une madone sculptée par son Maître.

Hermann Hesse, Narcisse et Goldmund, 1930