Pierre Loti - Le désert

© Daniel Fanguin

Pierre Loti

 

Le désert

 

Extraits

Le desert

Oasis de Moïse, 22 février 1894. 

Plusieurs de ces routes de sable m’étaient offertes. 

(...) la plus allongée de toutes, par le Sinaï, Akabahet le désert de Pétra ; celle que j’ai choisie, parce que les guides me conseillaient de m’en détourner. Moins facile de tout temps, cette dernière est considérée, en Égypte, comme impraticable dans ce moment-ci, depuis la rébellion des tribus de Idumée, et il y a dix ans qu’aucun Européen n’a plus tenté de la suivre. Le cheik de Pétra surtout m’a été représenté comme un dangereux guetteur de caravanes, actuellement insoumis à tous les gouvernements réguliers, et sa personne, plus que son pays, m’attire là-bas. (...) 

Hier matin encore, c’était le Caire encombré de touristes, la vie comme dans toutes les stations hivernales élégantes. Hier au soir, c’était Suez, avec déjà plus d’isolement, dans un petit hôtel primitif, sentant la colonie et le sable. Et aujourd’hui, après nos adieux aux dernières figures européennes, un bateau nous a amenés, par grand vent, de ce côté-ci de la mer Rouge, pour nous déposer seuls sur la plage déserte. Plus personne et plus rien, à la tombée du soir désolé… 

Cependant on nous guettait là-bas, derrière les maigres palmiers de l’oasis de Moïse qui faisaient une lointaine tache sombre sur l’infini des sables. Et nous vîmes venir à nous des chameaux qui se hâtaient, conduits par des Bédouins de mauvais aspect. 

En s’approchant, ils souriaient, les chameliers, et nous comprîmes qu’ils faisaient partie de nos gens, que leurs bêtes allaient être nos montures. Ils étaient armés de poignards et de longs coutelas de fer ; leurs corps de momies desséchées apparaissaient par les trous des guenilles sans nom dont ils étaient couverts, débris de peaux de biques ou débris de burnous ; ils étaient grelottants sous ce vent triste du soir, et leurs sourires montraient des dents longues. 

En une demi-heure, ils nous menèrent à l’oasis de la Fontaine de Moïse, qui est le point initial des routes du désert et où nos tentes, parties du Caire deux jours avant nous, étaient dressées parmi les palmiers grêles. Notre interprète et nos domestiques, tous Arabes de Syrie, nous attendaient là, et, autour du camp, nos vingt chameliers, nos vingt chameaux faisaient un amas de misères et de laideurs sauvages, bêtes et gens couchés ensemble, sur le sable où se mêlaient leurs fientes et leurs souillures. (...) 

Jusqu’à deux heures du matin, le vent tourmente sans trêve notre petit camp, si isolé au milieu d’espaces vides. Nos tentes s’agitent avec des claquements de voiles ; dans l’obscurité, on sent passer sur sa tête des draperies qui remuent ; la couchette légère est secouée, comme en mer durant les nuits mauvaises et, à l’entour du camp, les chameaux crient tous ensemble à la façon des bêtes de ménagerie. Malgré soi, on songe combien serait peu de chose la nomade maison de toile contre les pillards de la nuit, contre toutes les surprises du désert : avec tant de bruit, tant de remuement dans ces ténèbres, des mains seraient sur vous, une lame sous votre gorge, sans qu’on ait rien entendu venir, sans que les compagnons de route, dans les tentes voisines, aient rien soupçonné. 

Au jour levé, le temps est redevenu calme, immobile. Alors, au sortir de la tente, on regarde : le soleil monte, dans une pureté absolue d’atmosphère ; plus rien de l’irréel d’hier au soir ; les choses ont repris leurs apparences et leurs proportions vraies, des chameaux, du sable, de maigres genêts ; tout est net, comme figé sous une lumière trop crue, et, au loin, au-dessus d’une nappe de lapis qui est la mer Rouge, les montagnes d’Égypte se dessinent encore. 

Tout le matin, cheminé dans les solitudes, à la même allure lente et balancée. Les genêts se font plus rares. Çà et là croît, solitaire, une étrange fleur de sable, quenouille sans feuillage qui sort du sol, teintée de jaune et de violet. 

Et rien de vivant nulle part : pas une bête, pas un oiseau, pas un insecte ; les mouches même, qui sont de tous les pays du monde, ici font défaut. Tandis que les déserts de la mer recèlent à profusion les richesses vitales, c’est ici la stérilité et la mort. Et on est comme grisé de silence et de non-vie, tandis que passe un air salubre, irrespiré, vierge comme avant les créations. (...) 

Vers le soir, nous approchons d’une région de hauts sommets. Et, à l’heure triste où le soleil d’hiver étend démesurément nos ombres, dans un grand cirque de sable et de pierre où nous sommes, ces montagnes devant nous étalent un merveilleux luxe de couleurs, des violets d’iris pour les bases, des roses de pivoine pour les cimes, le tout profilé sur la limpidité d’un ciel vert. 

De plus en plus allongées, les ombres des choses, celles des moindres dunes, celles des moindres pierres ; et les nôtres, qui cheminent près de nous sur le sable, sont presque infinies ; nous semblons montés sur des chameaux qui auraient des échasses, sur des bêtes apocalyptiques aux longues pattes d’ibis. 

(...) 

(...) jusqu’au brûlant midi, les solitudes sont semées de cailloux noirs, comme saupoudrées de charbon, et ces cailloux luisent, brillent sous l’ardent soleil, donnant une illusion d’humidité aux altérés qui passent. Elles défilent pendant des heures, les solitudes noires, pleines de miroitements ; par places, des salpêtres, des affleurements de sels y font des marbrures grises. Rien ne chante, rien ne vole, rien ne bouge. Mais le silence immense est martelé en sourdine par le piétinement incessant et monotone de nos chameaux lents... 

Vers midi, passe une région moins morte. Au bord de quelque chose qui doit être le lit desséché d’un torrent, croissent des tamarins incolores, de pâles genêts à petites fleurs blanches, — et même deux hauts palmiers. Une hirondelle grise nous croise d’un vol effaré, des mouches reparaissent autour des yeux pleurants de nos chameaux. Tout un essai de vie. Et deux grands oiseaux noirs, les maîtres de ce lieu, déploient leurs ailes, poussent leur cri dans ce silence. 

Nos Bédouins d’escorte, voyant les palmiers, flairent qu’il y a de l’eau sous leur ombre mince et y conduisent nos bêtes. En effet, dans un creux de sable, un peu d’eau s’est amassée, et les chameaux, en grondant de joie, s’en approchent, essayent d’y plonger, à deux ou trois ensemble, leurs museaux, emmêlant leurs longs cous tendus. ... 

Vers le soir, passent trois femmes impénétrablement voilées, sur de jeunes chamelles le museau au veut. Un moment plus tard, un garçon, tout de bronze, qui paraît inquiet de leur fuite, suit la même direction qu’elles, dans la solitude où nos yeux les ont perdues. Son chameau, orné de broderies en coquillages, a des franges et des glands de laine noire, qui flottent au vent de sa course. ... 

Sitôt les tentes montées, nos chameaux, débarrassés de leurs charges lourdes, se répandent autour du camp, à la recherche des rares genêts ; nos Arabes, à la recherche des brindilles sèches pour faire du feu — semblables alors à des sorcières en longues robes qui ramasseraient des herbes, à l’approche du soir, pour des maléfices. Et pendant une nuit, notre petite ville nomade apporte l’illusion de la vie dans ce lieu perdu où elle ne reviendra jamais plus et où retombera demain le silence de la mort. ... 

Quand la nuit est venue, quand les étoiles sont allumées dans l’immense ciel, et que nos Bédouins, comme de coutume, se sont assis en rond autour de leurs feux de branches — silhouettes noires sur des flammèches jaunes — douze d’entre eux se détachent, viennent se ranger devant nos tentes, en cercle autour de l’un qui joue de la musette, et commencent de chanter un chœur. Suivant la cadence lente que le joueur de musette leur marque, ils balancent la tête en chantant. L’air est vieux et lugubre, tel sans doute qu’on en entendait au désert quand passa Moïse. Plus triste que le silence, cette musique bédouine qui s’élève, inopinément gémissante, et qui paraît se perdre dans l’air déshabitué de bruit, avide de son comme ces sables d’ici seraient avides de rosée...    (...)

Et c’est une magnificence presque effroyable... Dans les lointains si limpides, qu’on les dirait beaucoup plus profonds que les habituels lointains terrestres, des chaînes de montagnes s’enlacent et se superposent, avec des formes régulières, qui, depuis le commencement du monde, sont vierges de tout arrangement humain, avec des contours secs et durs qu’aucune végétation n’a jamais atténués. Elles sont, aux premiers plans, d’un brun presque rouge ; puis, dans leur fuite vers l’horizon, elles passent par d’admirables violets, qui bleuissent de plus en plus jusqu’à l’indigo pur des lointains extrêmes. Et tout cela est vide, silencieux et mort. C’est la splendeur des régions invariables, d’où sont absents ces leurres éphémères, les forêts, les verdures ou les herbages ; c’est la splendeur de la matière presque éternelle, affranchie de tout l’instable de la vie ; la splendeur géologique d’avant les créations... (…) 

Oh ! le coucher de soleil, cette fois-là ! Jamais nous n’avions vu tant d’or répandu pour nous seuls autour de notre camp solitaire. Nos chameaux, qui font leur promenade errante du soir, étrangement agrandis comme toujours devant l’horizon vide, ont de l’or sur leurs têtes, sur leurs pattes, sur leurs longs cous ; ils sont tout lisérés d’or. Et la plaine est d’or entièrement, les genêts sont des broussailles d’or... (...) 

Au milieu de la nuit, le fracas du tonnerre nous éveille, immense et terrible ici, dans cette vallée sonore, pleine d’échos. Un vent d’orage secoue nos frêles maisons de toile, menaçant de nous les enlever ; nos chameaux gémissent alentour, sous une ondée torrentielle et soudaine... 

Le vent, plus encore que la pluie, est l’ennemi des nomades. Il faut se lever, faire enfoncer à coups de pierre tous les pieux de nos tentes, qui se gonflent comme des voiles, s’arrachent et se déchirent, — et puis, attendre, se tenir prêt à n’avoir plus d’abri contre le froid déluge : détresses impuissantes d’infiniment petits, au milieu d’un déchaînement de forces souveraines... 

Au dehors, dans la vallée sinistre, qui s’éclaire de grandes lueurs incessantes, règne une épouvante d’apocalypse ; elle est comme secouée jusqu’en ses fondements, avec des bruits crépitants ou sourds ; on dirait qu’elle tremble, qu’elle s’ouvre, qu’elle s’écroule... 

Et puis les coups s’espacent et s’éloignent ; cela devient quelque chose de profond et de caverneux, comme si on entendait, au fond d’abîmes lointains, rouler des mondes... 

Et enfin cela s’apaise et se tait... ... 

Au frais matin tranquille, au soleil levant, quand j’ouvre ma tente, une bouffée de parfum m’arrive avec l’air du dehors, si violente qu’il semble qu’on soit venu briser devant ma porte un vase d’aromates. Et toute cette triste vallée de granit est embaumée ainsi, comme un temple d’Orient. Ses rares petites plantes pâles, qui étaient exténuées de sécheresse, ont repris vie sous les ondées de la nuit et répandent à présent leurs senteurs comme des cassolettes innombrables ; on croirait que l’air est rempli de benjoin, de citronnelle, de géranium et de myrrhe... (...) 

Quand nous nous levons pour repartir, de gros scorpions verts, qui avaient voulu se chauffer aussi, sont là près de nous, sur le tapis multicolore où nous étions assis. Nos Bédouins les jettent dans les cendres ardentes de notre feu, où ils se tordent et se consument. (...) 

Nous reprenons notre route ascendante par des gorges d’un aspect effroyable, sortes de couloirs sablés, entre des murailles toujours plus hautes, plus hautes et plus sombres. Nous sortons de la région des formes animales grises, pour rentrer dans les granits bruns aux farouches attitudes droites. Le froid augmente et l’air se fait plus étrangement sonore. À midi, pendant l’heure du repos, quand nos Bédouins passent, caravane transie au milieu de cette ombre glacée, leur clameur se répercute et se prolonge comme la fugue des grandes orgues dans des cathédrales infinies. Il y a des lointains fermés et noirs, au fond desquels la blancheur morte des neiges éclate çà et là, parmi des nuées mystérieuses qui stationnent. 

D’heure en heure tout devient plus gigantesque. Et sur le soir enfin, parmi des cimes granitiques enténébrées de nuages, les hauts remparts et les quelques cyprès du couvent du Sinaï nous apparaissent, au travers des flocons blancs dont l’air est rayé. ... 

Nos tentes sont là, déjà montées, parmi des éboulements de vieilles murailles, dans une gorge où le vent s’engouffre, et le suaire blanc qui couvre la terre est jonché de nos bagages ; notre pauvre campement a un air de désarroi lamentable, sous ces rafales qui le secouent pour l’emporter et sous cette neige qui maintenant tombe en tourmente. Tremblant de froid, dans nos burnous mouillés, nous descendons de nos grandes bêtes, qui souffrent et qui se plaignent, inquiètes de cette obscurité blanche, de ce vent cinglant, de ces trop hautes montagnes... 

Vraiment la situation semble impossible à tenir ici pendant la nuit qui s’annonce, et, par un messager, j’envoie au Supérieur du couvent une lettre de recommandation spéciale que le Patriarche du Caire a bien voulu me donner pour lui. Je lui fais savoir en même temps notre détresse ... 

... nous nous hâtons de partir, en cortège, aux lanternes. Il faut retenir à deux mains nos burnous envolés, et tout en enfonçant jusqu’aux chevilles dans les épaisseurs blanches, grimper, grimper, dans la nuit trouble, entre des blocs et des éboulements de granit. 

Un quart d’heure, vingt minutes d’ascension, pieds nus, nos babouches perdues, glissant à chaque pas sur la neige. 

Enfin un mur est devant nous, qui semble gigantesque, mais dont le sommet se perd dans l’obscurité, et une petite porte s’ouvre là dedans, toute basse, entièrement bardée de fer, et millénaire pour le moins. — Nous passons. — Deux autres petites portes semblables viennent après, coupant un chemin voûté qui tourne dans l’épaisseur d’un rempart. Elles se referment après notre passage, avec un bruit de heurt d’armures. — Nous sommes entrés. 

Et tout cela, nos costumes aidant, est du plein moyen âge : quelque arrivée nocturne de Sarrasins, dans un château de jadis... ... 

Des moines hospitaliers, en robe noire et en longs cheveux de femme, s’empressent de nous réconforter avec un peu de café chaud, avec un peu de braise allumée pour nous dans des vases de cuivre. Tout a un air de misère insouciante et de délabrement oriental, dans ce couvent âgé d’une quinzaine de siècles. Nos chambres, pareilles, sont comme dans les maisons turques les plus humbles : murs à la chaux blanche, plafonds et fenêtres en bois non peint que le temps a noirci, divans larges recouverts de vieilles indiennes aux fleurs fanées. Et chacun de nous a chez soi, sur sa muraille nue, une modeste icône encadrée de bois blanc devant laquelle une veilleuse brûle. 

Sur nos divans très durs, qui ont dû servir à coucher des quantités de pèlerins, on étend des draps, des couvre-pieds raides comme du carton, et nous nous couchons là, ravis du logis, écoutant le vent et la neige en tourmente dehors, songeant à nos tentes restées en bas, à nos pauvres Bédouins, à nos pauvres chameaux qu’il a été impossible de faire entrer et qui gisent sans abri, sous un suaire de neige. (...) 

Ouvrir sa porte est un instant de surprise, d’émerveillement presque, tant le lieu est étrange... Les fantastiques choses, entrevues hier à notre arrivée nocturne, sont là, par ce froid matin, debout et bien réelles, étonnamment nettes sous une implacable lumière blanche, échafaudées invraisemblablement, comme plaquées les unes sur les autres sans perspective, tant l’atmosphère est pure, — et silencieuses, silencieuses comme si elles étaient mortes de leur vieillesse millénaire. Une église byzantine, une mosquée, des maisonnettes, des cloîtres ; un enchevêtrement d’escaliers, de galeries, d’arceaux, descendant aux précipices d’en dessous ; tout cela en miniature, superposé dans un rien d’espace ; tout cela entouré de formidables remparts de trente pieds de haut, et accroché aux flancs du Sinaï gigantesque. La longue véranda sur laquelle nos cellules s’ouvrent fait partie elle-même de cet ensemble de constructions sans âge, déjetées, contournées, caduques ; les unes presque en ruine, ayant repris la teinte rouge du granit originel ; les autres toutes blanches de chaux avec un peinturlurage oriental sur leurs bois vermoulus. On a conscience, rien qu’en respirant l’air trop vif, d’être à une altitude excessive, et cependant on est surplombé de partout, comme au fond d’un puits ; toutes les extrêmes pointes du Sinaï se dressent en l’air, escaladent le ciel, sortes de titanesques murailles, découpées et striées, tout en granit rouge, — mais d’un rouge de sanguine, sans une tache et sans une ombre, — trop verticales et montant trop haut, donnant du vertige et de la terreur. ... 

Au fond d’un creux où nous sommes descendus, voici enfin la basilique. On ouvre devant nous les deux battants d’une porte de cèdre, qui fut sculptée il y a treize cents ans, — et nous entrons dans les étonnements de ce lieu, unique au monde, que sa situation au désert a préservé des révolutions, des pillages, de toutes les retouches humaines, et qui est à peu près demeuré tel que le fit construire, en l’an 550, l’empereur Justinien. 

La vue, au premier instant, est éblouie et déconcertée par la profusion des lustres, des lampes d’argent qui descendent d’en haut, formant, au-dessus des parquets de mosaïques, une sorte de seconde voûte suspendue, compliquée, étincelante. 

Et puis, on est saisi de l’archaïsme presque sauvage de ce sanctuaire, plus encore que de sa richesse. C’est une relique des vieux temps, étonnamment conservée ; on se sent plongé là dans un passé naïf et magnifique, si lointain et pourtant si présent, qu’il inquiète l’esprit. 

Les lourdes colonnes ont des chapiteaux irréguliers et semi-barbares. Les murs sont couverts de peintures et de dorures byzantines, de mosaïques de marbre, de vieilles broderies éteintes et de vieux brocarts mourants. Tout le fond de l’église est d’un byzantin presque arabe, surchargé naïvement, et le voile qui, suivant le rite grec, masque le tabernacle, est fait d’une de ces merveilleuses étoffes persanes lamées dont s’habillaient les sultans d’autrefois. 

Par une petite porte latérale toute basse, nous pénétrons, derrière ce voile fermé, dans le lieu plus surprenant encore où le tabernacle se tient. Ici, la voûte est de mosaïque d’or, comme à Sainte-Sophie, mais intacte, relique sans prix, qu’a préservée le désert d’alentour. Le tabernacle, les chaises pour les évêques, sont en fines marqueteries de marbre ; les étoffes, de style à peu près inconnu, ont d’inimitables broderies fanées. Il y a deux châsses, jadis offertes par la Russie pour sainte Catherine, qui sont entièrement en argent repoussé et gravé ; sur chacune d’elles, la sainte, en vêtements d’or rehaussés de turquoises, de rubis et d’émeraudes, est couchée, la tête sur un oreiller d’argent dont les ciselures patientes et merveilleuses imitent la trame des vieux lampas. — On comprend qu’il faille de puissantes murailles pour protéger de tels trésors. — À profusion, sont accrochées, aux parois de marbre, les icônes d’argent, d’or et de pierres précieuses. Et, sur des pupitres, sont posés des évangiles, manuscrits sur parchemin qui ont mille ou douze cents ans, reliés de pierreries et d’or... 

Derrière le tabernacle est le lieu sacré par excellence, la crypte du «Buisson ardent», où l’un des moines nous conduit par des petites portes encore plus basses, au milieu d’une pénombre de caverne. Dans une sorte de vestibule où les vieux tapis d’Orient ont des épaisseurs de velours, il nous arrête, avant de nous laisser entrer, pour nous faire quitter nos babouches : par obéissance au commandement de l’Exode, on ne pénètre que pieds nus dans ce sanctuaire profond. Et enfin, le seuil franchi, nous nous trouvons en plein VIe siècle, dans les naïves merveilles des vieux temps morts. 

Le lieu est sombre, entièrement revêtu de faïences antiques d’un bleu vert ou de mosaïques d’or, lesquelles disparaissent sous les icônes d’or et de pierreries accrochées au mur, sous la profusion des lampes d’argent et d’or qui descendent du plafond bas. Des Saintes rigides, en robes de vermeil, dont le visage reste dans un effacement sombre sous leurs barbares couronnes étincelantes, nous regardent entrer. Nous avions prévu leurs regards, sans doute, et c’était pour elles nos recherches de costume oriental ; vraiment nous nous serions sentis profanateurs envers les artistes enfantins et splendides d’autrefois, peintres, émailleurs ou orfèvres, si nous étions venus ici dans les vêtements de notre siècle mesquin et impie. Jamais, nulle part, nous n’avions eu si complète encore l’impression d’un recul dans l’antérieur des âges. Les générations, les peuples et les empires ont coulé comme des fleuves, depuis que ces petites choses précieuses sont là, tranquilles aux mêmes places, et brillent d’un éclat pareil, très lentement terni. Même ce moine qui nous accompagne, avec ses longs cheveux roux couvrant ses épaules, et sa pâle beauté d’ascète, doit être en tout semblable aux illuminés des époques premières, et ses conceptions doivent s’éloigner infiniment des nôtres. Même ce vague reflet de soleil, qui arrive par l’unique fenêtre, amoindri dans l’épaisseur du mur, et qui dessine comme un cercle spectral sur les icônes et les faïences, a l’air d’être quelque lueur des jours anciens, quelque lueur d’il y a mille ans... 

Une sorte de loge, qui est pavée d’argent ciselé et où des lampes brûlent, occupe le fond de la crypte : c’est là que, d’après la tradition vénérée, l’ange de l’Éternel apparut à Moïse, du milieu du buisson en flamme. (...) 

Sortis de l’humidité glacée des cloîtres et des chapelles, nous allons nous promener autour des remparts, sur les chemins de ronde, sur les hautes terrasses blanchies à la chaux où le soleil d’Arabie flambe et brûle, malgré le vent et malgré la neige voisine. 

La vue plonge de là-haut sur des précipices de granit rouge, au fond desquels, dans l’ombre froide, sont attroupés une centaine de Bédouins en haillons noirâtres, affamés venus des lointains du désert : c’est que tout à l’heure va se faire la distribution de pain, qui a lieu trois fois par semaine. Jamais, jamais les moines ne laissent un Bédouin franchir les portes étroites du couvent, de peur, sans doute, qu’il n’en aperçoive les richesses. Mais deux frères d’ordre inférieur se tiennent dans l’une des guérites avancées qui surplombent les précipices — et qui jadis, au temps où les portes ne devaient jamais s’ouvrir, servaient à hisser les pèlerins dans des paniers. — Ces frères, quand l’heure des aumônes est venue, font descendre une corde, qui court dans une poulie ; les Bédouins alors se précipitent, y attachent chacun un vêtement, et on remonte aussitôt ce paquet énorme de guenilles. Puis, un des moines, prenant au hasard une loque, l’agite au-dessus de l’abîme, en demandant : 

– À qui ce burnous ? 

– À moi ! répond une voix d’en bas. 

– Combien êtes-vous dans la famille ? 

– Sept ! 

On enveloppe sept pains noirs dans le burnous, et de trente pieds de haut, on le rejette au dehors... Ainsi de suite, jusqu’au dernier. 

Pauvres gens de l’ombre d’en dessous, aux têtes sauvages et aux yeux de convoitise, nous devons leur sembler des princes des Mille et une nuits, nous promenant en vêtements de soie dans le soleil d’en haut. Mais ces grands murs protecteurs ne nous séparent pas d’eux pour bien longtemps. Déjà nos tentes et nos bagages, restés dehors, nous semblent trop à leur merci, — et nous leur serons bientôt livrés nous-mêmes, quand nous recommencerons notre vie nomade dans une direction moins fréquentée et moins sûre. (...) 

Après la halte méridienne, quand nous avons dormi sur le sable violemment parfumé, la tête cachée sous burnous blancs, le réveil amène en nous une sorte d’angoisse du désert que nous avions à peine connue jusqu’à ce jour. 

Et cette angoisse va croissant l’après-midi, tandis que nos dromadaires continuent de cheminer en nous berçant, dans ces mêmes vallées toujours plus sinistres, aux aspects de ruines trop farouches et trop grandes. C’est quelque chose d’indéfinissable, une nostalgie d’ailleurs, sans doute, un regret pour ce printemps que nous perdons ici et qui, dans d’autres pays, amène des verdures et des fleurs. Ici, rien, jamais ; c’est une partie maudite de la terre, qui voudrait demeurer impénétrée et où l’homme ne devrait pas venir... Et, à la merci de ces Bédouins qui nous mènent, nous nous enfonçons là dedans, toujours plus loin, toujours plus loin, dans tout un inconnu qui va s’assombrissant malgré le lourd soleil et où semblent couver on ne sait quelles muettes menaces de destruction... 

Mais le soir revient, le soir avec sa magie, et nous nous laissons charmer encore. 

Autour de notre petit campement confiant, autour de notre horizon rude où les menaces semblent à présent endormies, le ciel crépusculaire vient allumer une incomparable bordure rose, orangée, puis verte, qui monte par degrés au zénith apaisé et éteint. 

C’est l’heure indécise et charmante où, dans des limpidités qui ne sont ni du jour ni de la nuit, nos feux odorants commencent à briller clair, en élevant vers les premières étoiles leurs fumées blanches ; l’heure où nos chameaux, dégagés de leurs charges et de leurs hautes selles, frôlent les maigres broussailles, broutent les branchettes parfumées, comme de grands moutons fantastiques aux allures inoffensives et lentes ; l’heure où nos Bédouins s’asseyent en rond pour conter des histoires et chanter ; l’heure du repos et l’heure du rêve, l’heure délicieuse de la vie nomade... (...) 

Vers le milieu du jour, le désert devient noirâtre, à perte de vue et partout ; noirâtres, ses montagnes ; noirâtres, ses sables jonchés de cailloux noirs ; les plus pâles plantes ont même disparu ; c’est la désolation absolue, le grand triomphe incontesté de la mort. Et là- dessus, tombe un si lourd, un si morne soleil, qui ne paraît fait que pour tuer en desséchant !... Nous n’avions encore rien vu d’aussi sinistre : on étouffe dans du calciné et du sombre, où semble s’infiltrer, pour s’anéantir, toute la lumière d’en haut ; on est là comme dans les mondes finis, dépeuplés par le feu, qu’aucune rosée ne fécondera plus... Et alors, la vague inquiétude de la précédente journée devient presque de l’angoisse et de l’horreur. 

Mais sur le soir, nous arrivons à la «Vallée de la Fontaine» (l’Oued-el-Aïn), où nous devons camper. C’est la première oasis depuis que nous marchons dans le désert, et elle nous paraît un lieu enchanté, quand elle s’ouvre tout à coup, comme un décor qui change, entre deux hauts portants de montagne. Elle est enfermée, murée splendidement par les granits, qui ont reparu là, semblables à ceux du Sinaï, mais plus rouges encore. Au fond et au milieu, s'élève, comme un temple, comme une pagode hindoue, une étrange fantaisie géologique, une gigantesque pyramide régulière, flanquée presque symétriquement de clochetons et de tourelles. La base en est d’une couleur si intense qu’on la dirait frottée de sang, tandis que le sommet, d’un granit spécial sans doute, pâlit et tourne au jaune de soufre. 

Sur la rougeur sombre de tous ces grands rochers, se détachent des bouquets de palmes d’un vert trop intense et presque bleu, les uns en touffes épaisses sur le sol, les autres s’élançant au bout de longues tiges penchées. Et des tamarins, et des roseaux, et de l’eau courante qui bruit sur les pierres ! Nos chameaux altérés crient vers l’eau fraîche, courent y tremper avidement leurs têtes chaudes. Et nous, après ces jours de visions funèbres, enivrés tout à coup par la splendeur de cet Éden caché, nous campons joyeusement dans ce triste cirque de rochers sanglants parmi les belles verdures bleues. ... 

Oh ! l’Oued-el-Aïn, la vallée de la Fontaine ! Avec quels mots, avec quelles images de fraîcheur empruntées aux poètes de l’ancien Orient, peindre cet Éden, caché dans les granits du désert ? 

C’est le matin, le lumineux matin, et j’explore au hasard l’oasis charmante où notre petite ville de toile blanche va demeurer bâtie pour un ou deux jours. Au plus creux de la vallée, coule une eau vive et claire, dans des bassins de granit rose qui ont le poli du marbre travaillé et qui sont sans une plante, sans une algue, dont le fond transparaît comme celui des artificielles piscines pour les ablutions de sultanes où de houris. Elle court, l’eau rare, l’eau précieuse, tantôt dissimulée aux derniers replis roses des bassins, tantôt s’épanchant sur sa route en petits marécages sablonneux où croissent les roseaux, les tamarins et les palmiers superbes éployés en panaches bleus. 

On admire en passant chacun de ces jardins sauvages. Puis le petit recoin paradisiaque tout à coup vous est masqué derrière les blocs des granits énormes, et on ne voit plus, pour un temps, que les pierres polies où l’eau s’enferme, — jusqu’au moment où le miracle recommence, à quelque détour, et un autre bocage enchanté survient. Le ciel naturellement est d’une limpidité de cristal, comme un ciel d’Éden doit être. Et des oiseaux chantent dans les palmes ; des libellules tremblent, posées sur les joncs ; des reflets de soleil, malgré les roches surplombantes, se glissent et viennent danser par places au fil de l’eau remuée. 

On admire en passant chacun de ces jardins sauvages. Puis le petit recoin paradisiaque tout à coup vous est masqué derrière les blocs des granits énormes, et on ne voit plus, pour un temps, que les pierres polies où l’eau s’enferme, — jusqu’au moment où le miracle recommence, à quelque détour, et un autre bocage enchanté survient. Le ciel naturellement est d’une limpidité de cristal, comme un ciel d’Éden doit être. Et des oiseaux chantent dans les palmes ; des libellules tremblent, posées sur les joncs ; des reflets de soleil, malgré les roches surplombantes, se glissent et viennent danser par places au fil de l’eau remuée. 

Dans un bassin profond aux parois adoucies, qui semble quelque somptueux sarcophage de roi, j’arrête ma promenade pour me baigner ; alors, levant les yeux, j’aperçois de grandes bêtes à tournure antédiluvienne, penchées tout au bord des escarpements d’en haut et me regardant, le cou tendu, d’un air d’intime connaissance : nos dromadaires, qui sans doute réfléchissent au moyen de descendre jusqu’à l’eau convoitée, et qui peut-être aussi goûtent, à leur manière, le matin suave. 

Dans l’oasis, on peut circuler partout en babouches légères ou pieds nus ; les granits ont été usés si longuement par les siècles tranquilles, qu’à présent ils sont partout sans arêtes vives, luisants et doux. Ou bien c’est du sable fin, où l’on marche comme sur du velours, ajoutant des traces humaines aux traces des panthères et des gazelles. Du reste, dans cette contrée du monde où sont inconnues la pluie, la fumée, la poussière et la sueur, on ne salit jamais ses vêtements ; on peut n’importe où marcher ou s’étendre sur le sol sec et propre, sans tacher les longs voiles de laine blanche dont on s’habille — et sous lesquels passent le soleil ou les vivifiantes brises, pour durcir et bronzer les poitrines. 

Il y a une paix spéciale, une incomparable paix dans cette oasis non profanée, que de tous côtés l’immense désert mort environne et protège. Et nous y passons sans hâte nos heures d’attente. 

Un seul moment d’agitation dans la journée — à propos d’un serpent de grande taille qui s’est montré dans un palmier. Nos Bédouins, qui l’ont vu autrement que nous, affirment qu’il avait deux têtes, que par conséquent c’était Barkil, roi des serpents, et qu’il est nécessaire de le tuer. Alors ils font une battue inutile, à coups de pierres, dans les belles palmes emmêlées. (...) 

Pendant la halte de midi, dans un creux de rocher, où nos tapis étendus semblent plus éclatants au milieu des grisailles d’alentour, deux bergeronnettes, qui nous avaient suivis en piaulant, viennent, avec une effronterie intelligente, manger au milieu de nous les miettes de notre pain. Entre les rares êtres vivants, il y a sans doute comme un pacte ici et une trêve de destruction... ... 

Vers le soir, dans la plus sombre des vallées, entre de plus immenses montagnes de cendre grise, croisé une famille nomade, pendant une rafale. L’homme et la femme demi-nus, — lui, très armé, — ont trois petits ; le plus jeune, bébé de trois ou quatre ans, voyage à califourchon sur l’épaule de sa mère à figure voilée, impayable et charmant avec ses longs cheveux noirs que le vent redresse. Leurs chameaux ont aussi un petit, qui gambade affolé. Leurs chèvres en ont plusieurs qui trottinent en bêlant. — Toute une association errante, bêtes et gens s’aidant les uns les autres, et essayant quand même de se multiplier, de recréer de la vie, malgré le mauvais vouloir de ce sol de mort. — Ils viennent de très loin peut-être et ne savent guère où ils vont pour chercher mieux. Le père, — l’homme, — après nous avoir adressé, avec une certaine crainte, le salut d’usage, s’informe d’où nous venons, nous voyant sans intentions agressives malgré notre nombre, et pose la question vitale : « Avez- vous trouvé de l’eau ? » Nous disons : « Oui, allez à la Vallée de la Fontaine, à tant d’heures de marche vers l’Occident. » Et nous les perdons de vue, à un tournant du dédale gris. ... 

Il y a quelques tout petits arbres, encore sans feuilles, le mélancolique printemps d’ici tardant à descendre dans l’obscurité de ces montagnes : mimosas épineux et rabougris, comme ceux que nous avions une première fois rencontrés. — Et pas d’eau. 

Cependant, un campement de deux ou trois familles bédouines est là, dans notre voisinage, sous des tentes noires, nous donnant presque une impression de pays habité, à nous, qui avions l’habitude d’être seuls. Et des chèvres, des chevreaux, qui ont brouté on ne sait quels imperceptibles aromates, reviennent à leur bercail de laine tissée, conduits par des petites filles. 

Elle est étrange cette heure de tranquillité pastorale, dans un tel lieu — et on frissonne comme à un ressouvenir des plus primitives époques humaines, en écoutant, dans le petit lointain de la plaine fermée, gémir la musette d’un berger. 

Après un échange de messages, la confiance s’est établie entre ces voisins et nous. Une petite fille ose même venir jusque sous ma tente offrir du lait de ses chèvres. Elle est bien jolie dans son effarement enfantin et elle ouvre tout grands ses yeux émerveillés ; cette tente, éclairée aux bougies et brodée du haut en bas en couleurs très vives, dépasse peut-être ce que son imagination de bébé sauvage avait su concevoir des splendeurs terrestres. (...) 

Plus aucune plante autour de nous. Nous sommes dans un pays tout rose, marbré de bleu pâle, et la pénombre même, la pénombre un peu souterraine dans laquelle nous mettent tous les granits d’en haut, a pris une vague teinte rosée. 

Il y a des allées toutes droites, et d’autres contournées à angles brusques. Quelquefois la nef que nous suivons paraît finir ; mais elle est coudée seulement dans l’épaisseur de la montagne, elle se continue par une nef nouvelle et pareille. Un silence de mort, naturellement, et des sonorités où s’exagèrent les moindres frôlements de burnous, les moindres murmures de voix. 

Au tournant de l’un de ces couloirs, nous croisons une tribu nomade qui se déplace. Dans le demi-jour d’en avant, nous voyons tout cela poindre par groupes successifs, comme sortant du flanc des rochers. Nos chameaux, au passage, se flairent et grognent. 

Les hommes, qui ont paru les premiers, très armés, sauvages, en haillons, échangent d’abord avec nous le salut fraternel : on se touche soi-même par trois fois, à la poitrine, aux lèvres, au sommet de la tête, et puis, deux à deux, on s’appuie le front l’un contre l’autre en se serrant la main, avec un simulacre de baiser dans le vide. Le salut achevé, les nouveaux venus ont un beau sourire, très doux tout à coup, enfantin, découvrant les dents blanches — et ils passent, rassurés et amis. 

Les chamelles débouchent ensuite ; elles sont accompagnées de leurs petits, à figure naïve de mouton, qui font des écarts et des sauts en nous voyant venir ; elles portent sur leur dos les vieillards, toutes les barbes blanches et les chevelures blanches, tous les visages éteints de la tribu. 

Puis, les femmes apparaissent, qui marchent légères et sans bruit, mystérieuses sous de noires draperies de fantômes ; en nous croisant, elles lèvent leurs yeux brillants sur nous, elles nous jettent, par- dessous les plis à peine relevés de leurs voiles, comme un éclair noir... Parmi elles, il y a, sur des ânons, les enfants qu’on allaite encore — dans des paniers, avec des petits chiens naissants. 

Et enfin, les enfants plus âgés ferment la marche, des petits, des petites, adorables de finesse et de regard, chassant devant eux, avec l’aide des chiens bergers, la multitude bêlante, effarée, des chèvres et des chevreaux. (...) 

... une bande horizontale commence d’apparaître, lointaine encore, mais d’une teinte particulière, que nous avions presque oubliée dans cette gamme de roses, une bande d’un admirable bleu de lapis : c’est le golfe d’Akabah, et nous sommes arrivés de l’autre côté de la presqu’île Sinaïtique ! ... 

... N’Nouébia est une oasis de calme et de splendeur. 

Le village arabe, aux maisonnettes de terre séchée, est un peu loin de nous, derrière la citadelle, et notre petite ville de toile a été posée sur un sable fin, près de la mer. La plage est semée de corail rouge, de grands bénitiers, de grandes coquilles couleur de fleur de pêcher pâle. 

Le soir vient ; les eaux immobiles du golfe sont tout en nacre verte, avec des luisants de métal, des reflets de gorges d’oiseaux rares ; et, au-dessus, les granits roses d’Arabie — mais roses d’un rose que les mots n’expriment plus — montent jusqu’au milieu d’un limpide ciel vert, que traversent des petites bandes de nuages orange. ... 

Nos veilleurs arrivent, graves et beaux, visages presque divins sous les voiles blancs et les torsades de laine noire ; silencieux, parce que l’heure du saint Moghreb approche, ils s’asseyent par groupes sur le sable, devant les branchages qu’ils allumeront pour la nuit — et ils attendent... 

Alors, tout à coup, du haut de la petite citadelle solitaire, la voix du muezzin s’élève, une voix haute, claire, qui a le mordant triste et doux des hautbois, qui fait frissonner et qui fait prier, qui plane dans l’air d’un grand vol et comme avec un tremblement d’ailes... Devant ces magnificences de la terre et du ciel, dont l’homme est confondu, la voix chante, chante, psalmodie au dieu de l’Islam, qui est aussi le dieu des grands déserts... ... 

... Devant les feux qui ont brûlé toute la nuit, nos gardes magnifiques sont debout dans leurs voiles blancs et leurs manteaux noirs. Les enfants du village se tiennent là, eux aussi, avec les femmes voilées qui regardent : dans les mémoires, sans doute, l’événement de notre passage demeurera gravé. 

Quand, devant nous, viennent s’agenouiller nos dromadaire, nos gardes s’approchent pour nous serrer la main et nous réclamer, comme des enfants, d’exorbitantes récompenses. Mais ils sourient eux-mêmes de leurs demandes inadmissibles, qui se mêlent à leurs souhaits de bon voyage, tandis que nos grandes bêtes se relèvent et nous emportent. (...) 

L’air est enivrant à respirer ; il semble que la poitrine s’élargisse pour mieux s’emplir. On est comme retrempé de vie plus jeune, de joie physique d’exister... 

Cette mer, si calme et si doucement réfléchissante, le long de laquelle nous marchons sur un sable fin semé de corail rouge, est sans un port et sans une voile ; dans toute son étendue, mer déserte environnée de déserts. Mais c’est la mer quand même ; on a beau la savoir vide à l’infini, on s’en rapproche d’instinct comme d’une source vitale ; auprès d’elle, ce n’est plus la désolation sinistre et morte du désert terrestre... 

À mesure que le soleil monte, l’Arabie d’en face se précise, sort de ses voiles du matin ; ses nuances s’avivent et s’échauffent — pour en arriver progressivement au grand incendie splendide qui sera la fantasmagorie du soir. 

Maintenant, nous marchons sur des coquilles, des coquilles comme jamais nous n’en avions vu. Pendant des kilomètres, ce sont de grands bénitiers d’église, rangés par zones ou entassés au gré du flot rouleur ; ensuite, d’énormes strombes leur succèdent, des trombes qui ressemblent à de larges mains ouvertes, d’un rose de porcelaine ; puis, viennent des jonchées ou des monceaux de turritelles géantes, et la plage, alors toute de nacre blanche, miroite magnifiquement sous le soleil. Prodigieux amas de vies silencieuses et lentes, qui ont été rejetées là après avoir travaillé des siècles à sécréter l’inutilité de ces formes et de ces couleurs... 

Je me rappelle que, dans mes songes de petit enfant, à une époque transitoire où j’étais passionné d’histoire naturelle, je voyais parfois des plages exotiques semées d’étonnantes coquilles ; il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser les espèces les plus belles et les plus rares... Mais cette profusion dépasse tout ce qu’imaginait mon esprit d’alors. 

En souvenir sans doute de ces rêves d’autrefois ou bien par enfantillage encore, il m’arrive de faire agenouiller mon dromadaire et de descendre pour regarder ces coquilles. En plus des trois espèces que j’ai nommées et qui couvrent les plages de leurs débris, on trouve aussi les cônes, les porcelaines, les rochers, les harpes, toutes les variétés les plus délicatement peintes et les plus bizarrement contournées, la plupart servant de logis à des Bernard-l’ermite et courant à toutes petites jambes quand on veut les toucher. Et, çà et là, de gros blocs de corail font des taches rouges parmi ces étalages multicolores ou nacrés. ... 

Oh ! l’étrange et unique mer, cette mer d’Akabah, jamais sillonnée de voiles, éternellement silencieuse, éternellement chaude, couvant son monde de coraux et de coquilles dans ses eaux trop bleues, entre le rose inaltérable de ses bords déserts et presque terrifiants, où l’homme n’apparaît que fugitif, inquiet, rare, en veille continuelle sur sa vie... (...) 

Cette ville d’Akabah, vers laquelle nous marchons depuis six jours, il nous tarde de la voir. C’était jadis l’Eziongaber, où vint débarquer la reine de Saba et d’où les flottes du roi Salomon faisaient voile pour la lointaine Ophir. Plus tard, ce fut l’Ælana des Romains, encore florissante il y a à peine deux mille ans. Maintenant ce n’est même plus un port, les navires, depuis des siècles, en ont oublié le chemin et l’Islam y a jeté son grand sommeil ; ce n’est plus, dit-on, qu’une sorte de vaste caravansérail où les pèlerins de la Mecque, campent et s’approvisionnent en passant ; mais, d’après les récits de quelques modernes voyageurs, ce serait encore la ville aux portes festonnées d’arabesques, la ville des beaux costumes, des burnous rouges et des fantasias magnifiques. ... 

Une cigogne solitaire, qui sommeillait là posée, ouvre ses ailes pour nous suivre, et toujours la bergeronnette d’hier vole dans mon ombre et m’accompagne... 

Encore une heure de marche sur ces plages, et pourtant voici le fond de l’interminable golfe que nous longions depuis trois journées. L’eau bleu de Prusse décrit une courbe, s’infléchit sur les sables en une sorte de grand cercle terminal, que nous contournons pour passer enfin sur cette autre rive où l’oasis d’Akabah nous attend. ... 

Cependant nous approchons d’Akabah, qui semble n’être qu’un bois de palmiers, silencieux comme le désert d’alentour. Pas une maison dans les arbres, personne aux abords, personne sur la plage et pas une barque sur la mer : mais des ossements partout, des crânes de bêtes, des vertèbres, jonchent le sable. ... 

Finalement nous arrivons à une sorte de place centrale, où il y a pourtant une citadelle, des maisons et des hommes. Et nos tentes, qui nous ont précédés, sont là qui se montent, sous les regards curieux et défiants. Sur la citadelle flotte, en notre honneur sans doute, le pavillon rouge avec le croissant. Les maisons, toutes basses, construites en boue séchée, ont des aspects sauvages de tanières. Le petit rassemblement qui nous examine est composé de quelques soldats réguliers de Turquie et d’Arabes superbes, le manteau noir jeté sur les vêtements blancs, le voile retenu au front par des cordelières noires ou des cordelières d’or. Quand nous mettons pied à terre, les soldats turcs viennent à nous, l’air accueillant et bon ; alors je leur parle la langue de Stamboul, je leur serre la main, heureux de les trouver là et d’entrer en pays ami. ... 

Presque subitement, sur tous les coins du ciel à la fois, les étoiles apparaissent. Et le croissant, pourtant bien svelte encore, déjà nous éclaire. Au delà des maisonnettes tristes et sauvages, de terre et de boue, tout le désert gris rose, toute la superposition des dunes de sable et des montagnes de granit, monte, monte invraisemblablement haut sur ce ciel scintillant et pur, semble diaphane, semble une grande vision de néant, très douce, incompréhensible presque, et sans perspective. Sur ce rien immense, qui paraît avoir une inconsistance de nuage, cheminent lentement et sans bruit quelques fantômes, drapés de blanc encore éclatant ou de noir encore intense, taches violentes sur l’indécise douceur de tout : pâtres de chameaux attardés qui redescendent vers l’oasis, ramenant dans les clôtures des grandes bêtes que la lune agrandit davantage, et qu’on dirait inconsistantes aussi, comme l’étendue dont elles partagent la vague couleur... 

Aux premiers plans de la vue, sur cette petite place d’Akabab où nos tentes sont dressées, gisent des amas de formes noirâtres, distinctes malgré la nuit, — tout ce que nous avons amené de bêtes, de gens et de choses dans cette lointaine oasis : chameaux endormis, chacun la tête plongée jusqu’aux yeux dans une musette qui lui fait comme un long nez de tapir ; Bédouins accroupis ou étendus qui, sans parler, fument et rêvent ; harnais, couvertures, ballots et sacs de caravane... 

Et, derrière moi, le rideau noir des palmiers aux grands bouquets de plumes, masquant la plage déserte où la mer chante faiblement, dans un infini de silence... ... 

La mer semble partout entourée par les bleuâtres montagnes, semble fermée comme un lac ; elle est très diaphane, à cette heure nocturne, la mer sans navires, très vaporeuse et spectrale dans des indécisions grises ; sous la lune cependant, elle brille d’une pâle traînée de paillettes. De l’ensemble et du silence des choses, se dégage un enchantement sombre. Ce n’est pas l’enivrement languide des nuits tropicales ; c’est bien autre chose de plus oppressant et de plus occulte : c’est la tristesse innommée des pays musulmans et du désert. L’immobilité de l’Islam et la paix de la mort sont épandues partout... Et il y a un charme très indicible à se tenir là, muets et blancs comme des fantômes, à la belle lune d’Arabie, sous les palmiers noirs, devant la mer désolée, qui n’a ni ports, ni pêcheurs, ni navires... (...) 

Le kamsin souffle, brûlant, charrie du sable et des sauterelles. ... 

Paraît le caïmacam, un Turc à barbe grise, souriant, poli, distingué, mais d’expression entêtée, qui peut, en ce lieu sans communications, jouer avec nous comme un chat avec des souris. Il a sous sa main trois cents réguliers turcs pour se faire obéir, et, d’ailleurs, nous ne pouvons pas nous mettre en rébellion ouverte contre une autorité ottomane. 

– Aller à Pétra ? dit-il, — non, on n’y va plus. Depuis un an, l’Égypte a cédé ce territoire à la Turquie et il faudrait, pour passer par là, une autorisation du pacha de la Mecque, de qui relève à présent ce désert. Or, cette autorisation, nous ne l’avons pas. D’ailleurs, ce serait trop dangereux pour nous, car les tribus sont révoltées dans le Nord ; on se bat du côté de Kérak, et le gouvernement vient de diriger sur ce point trois mille réguliers de Damas. ... 

Le kamsin souffle plus brûlant ; nos tentes sont pleines de sable et de mouches. Et les gens d’Akabah, ayant eu vent de nos démêlés avec le caïmacam, commencent à nous regarder comme des suspects. 

... À la nuit, à neuf heures, je retourne seul sur la plage, passant par un petit sentier qui descend et qu’encombrent tous nos Bédouins, tous nos chameaux endormis ; pauvres gens et pauvres bêtes, dont les figures nous étaient déjà familières et qui, demain matin, vont repartir, nous livrant aux inconnus que ce Mohammed-Jahl amène !... (...) 

La journée se traîne, pénible et lourde, tandis que l’oasis, et surtout nos alentours immédiats se peuplent d’une façon étrange : rôdeurs armés, qui frôlent de plus en plus près nos murailles de toile, Bédouins au profil aigu ou nègres au visage plat, tous les errants, les affamés, les pillards des proches déserts, attirés par nos vivres et par notre or, s’assemblant autour de nous comme sur les mets s’abattent les mouches. Et de grandes sauterelles jaunes viennent aussi, amenées par le vent du Sud... ... 

Il se repent, le caïmacam, de nous causer tant d’ennui. Nous laisser passer par Pétra, il est probable qu’il n’y consentira pas, de peur d’engager sa responsabilité vis-à-vis de son gouvernement et du nôtre 

... Mais peut-être nous laissera-t-il aller directement à Gaza, en traversant par son milieu le désert de Tih, ce qui serait un voyage de dix ou douze jours, dans des régions bien moins fréquentées encore que celles de Pétra et de la mer Morte, — à la condition de nous faire escorter par un officier et deux soldats turcs de la citadelle d’Akabah, dont nous payerions, bien entendu, les chameaux, la nourriture et les rançons au besoin. Cette dernière clause prouve surtout qu’il se méfie de nous, qu’il a quelque soupçon inavoué d’espionnage à cause de notre insistance à passer, sans les autorisations spéciales, dans la région interdite où la Turquie vient de commencer des opérations militaires ; mais vraiment on ne peut trop lui en vouloir de cette idée, le désert de Pétra n’ayant en lui-même rien pour justifier l’obstination que nous avons montrée. ... 

Au baisser du soleil, je descends avec Léo me baigner dans la mer déserte. Les quelques rôdeurs à coutelas que notre présence a fait surgir dans l’oasis ne quittent pas les abords de nos tentes, — et les chemins du bois de palmiers sont aussi vides que de coutume, entre leurs vieux petits murs piqués d’ossements ; la plage est aussi morte, le long de la mer éternellement bleue, au pied des montagnes éternellement roses. 

Nous marchons jusqu’aux limites de l’oasis, où finissent les grands dattiers superbes pour faire place aux maigres touffes de palmes, tout de suite rabougries, clairsemées et perdues dans les sables du désert. 

Et, notre bain pris, tandis que nous sommes là, étendus, nous séchant à l’ombre de ces dernières verdures, des trottinements légers, derrière nous, tout à coup nous font dresser l’oreille, et une centaine de moutons nous envahissent... Les bergers apparaissent aussitôt ; ils sont deux, deux soldats turcs en uniforme, armés jusqu’aux dents, le fusil à répétition sur l’épaule, la ceinture chargée de revolvers et de cartouches, — figures déjà connues qui me regardent avec des sourires... Tiens ! mes amis d’hier au soir, les exilés de Smyrne, Hassan et Mustapha, les deux frères. C’est dans leurs attributions, à ce qu’il paraît, de mener paître le troupeau de la citadelle. 

– Ils sont donc bien méchants, vos moutons, que vous êtes si armés pour les conduire ? 

– Oh ! pas pour les moutons, répondent-ils, — non, pour les Bédouins ! Le pays d’ici n’est pas sûr ; à une demi-heure d’Akabah, on commence à vous couper le cou !... ... 

À huit heures, par nuit déjà close, un haut fanal de cérémonie débouche de la petite ruelle de terre et se dirige vers nos tentes : le caïmacam me fait prier d’aller lui parler, avec le cheik de Pétra, — et nous nous rendons chez lui, pleins d’espoir. 

Le premier, passe et s’assied le vieux cheik ; puis, nous prenons gravement place dans la salle aux murs de boue séchée, qu’une lanterne, placée dans une niche, éclaire à peine. Le caïmacam, enveloppé malgré la chaleur d’un caftan de fourrure, l’air réellement très fatigué par le jeûne, nous tend la main pour la bienvenue ; un nègre apporte des cigarettes sur un plateau, du café dans des tasses de Chine ; ensuite, après les compliments d’usage, le silence retombe. 

La porte encore s’ouvre, montrant un coin de ciel sur lequel s’agitent des palmes noires et où brille une étoile, puis plusieurs personnages entrent silencieusement avec une lente majesté : vieillards à barbe grise, en caftans de fourrure, la tête enveloppée dans des voiles de la Mecque, figures rigides et implacables, qui ont au premier aspect la beauté des prophètes, mais des courbures féroces du nez, des yeux d’aigle ou de vautour. À en juger par l’accueil du caïmacam, ils doivent être des notabilités du désert avec qui l’on compte ; leurs affaires pourtant passeront « après la nôtre, car on les fait asseoir à l’écart, presque dans l’ombre, en rang le long du mur, où ils formeront tapisserie farouche, tandis que va se décider notre sort, sous ce vieux plafond de palmes. 

Enfin, le caïmacam recommence à parler d’une voix douce et élégante ; avec mille réticences, il nous dit la possibilité de nous laisser aller directement en Palestine ; mais ses hésitations encore, ses craintes... Oh ! les lenteurs orientales !... La conversation a lieu en turc, notre guide prosterné à deux genoux devant lui, dans une attitude à la fois suppliante et câline, guettant, pressant ce oui définitif qui nous permettrait de continuer notre voyage — et qu’au bout d’une demi-heure le caïmacam daigne enfin dire ! Alors nous sommes sauvés, car il n’a qu’une parole comme tous les Orientaux. 

 

... Au camp, tous nos gens sont debout, domestiques, cuisiniers, interprète, dans une agitation et un désespoir extrêmes : c’est que les Bédouins du désert de Pétra, amenant nos chameaux, viennent d’arriver, et les ont réveillés, sabre en main, passé minuit, pour se faire faire par force un souper avec ce que nous avions de meilleur, invitant même à la fête tous les rôdeurs affamés d’alentour : 

– Ce sont des diables ! des diables ! tous des diables ! disent-ils, et ils cuisinent avec la rage au cœur, allumant de grands feux pour rôtir nos poulets et nos moutons. 

Cela, être volé, pillé, rançonné, c’était prévu. Tant qu’on ne s’attaque pas à nos personnes, il n’y a qu’à laisser faire et à aller tranquillement se coucher, en trouvant des sourires hautement protecteurs pour souhaiter bon appétit à tout ce monde... (...) 

Dès le soleil levé, les alentours de notre camp sont envahis par une foule qui s’agite et qui hurle ; d’abord, les chameliers que nous avons demandés nous-mêmes à Mohamed-Jahl, et puis beaucoup d’autres personnages tout à fait inutiles, descendus de l’intérieur à la suite du grand bandit dans l’espoir de nous ravir quelque chose. Sous les couffies de soie ou sous les voiles de laine, s’abritent de ténébreuses figures, luisent de mauvais yeux. Partout des cuivres, jaunes ou rouges, étincellent dans les groupes tourmentés ; ces hommes sont chargés d’amulettes et d’armes, sacoches enfermant des écrits mystérieux, longs fusils minces usés dans les escarmouches du désert, longs coutelas ébréchés de père en fils à des égorgements d’hommes ou de bêtes. ... 

Un soleil brûlant et splendide éclaire l’oasis, darde sur cette sorte de place, si tumultueuse ce matin, où nous étions campés. À travers le rideau des palmiers, se trace la ligne bleu de Prusse de la mer, toute coupée par les sveltes tiges grises, et comme vue derrière une claie de roseaux. Nos tentes, nos tapis, nos selles, nos bagages jonchent le sable, et les hommes hurleurs, les hommes minces, à longs fusils et à longs coutelas, piétinent le tout, circulant les bras levés, dans des attitudes exaspérées. Il y a aussi des chiens ameutés, des moutons, des chèvres, — et tous les enfants d’Akabah, les plus petits et les plus drôles, les uns tout nus, les autres avec de trop longs burnous qui leur font des robes à queue, la figure et les yeux pleins de mouches, adorables quelquefois, quand même, de forme, de regard noir, et musclés comme les amours païens. Et le kamsin souffle, et, sur la foule excitée, sur les haillons, sur les cuivres brillants des armes, sur les cris, les gestes, les convoitises et les menaces, des vols de grandes sauterelles jaunes s’abattent avec un crépitement de grêle... ... 

Et maintenant nous sommes tous sur nos bêtes, prêts à partir enfin. 

Il paraît qu’on est content de nous pourtant, de nos cadeaux et de nos attitudes, car des adieux, des souhaits de bon voyage s’échappent de la foule subitement calmée. Et nous nous éloignons avec lenteur, sortant des derniers murs de terre, des derniers palmiers de l’oasis, heureux de retrouver peu à peu du silence et d’échapper à cette horde sans lui laisser nos vêtements, le fond de nos bourses ou nos têtes. Il est dix heures bientôt, et le départ a duré trois heures, pénibles et presque graves. ... 

Un homme me rejoint et s’approche en souriant pour cheminer à mes côtés ; il allonge le bras et nous nous serrons la main, d’un dromadaire à l’autre : c’est mon nouvel ami, le jeune cheik de Pétra, que Mohammed-Jahl a délégué pour nous conduire en Palestine. 

Il n’a rien de son père, ce cheik Hassan : plus petit, plus mince, extrêmement svelte, la taille prise dans une ceinture de cuir qui serre beaucoup ; de vingt à vingt-cinq ans, très bronzé, un visage et des traits en miniature qu’encadre une légère barbe noire ; laid, irrégulier, mais avec une certaine grâce quand même, un certain charme presque féminin ; l’air aussi timide et doux que son père est d’aspect terrible ; détrousseur pourtant comme ses ancêtres, et assassin à l’occasion. Il a de jolies armes et de jolies amulettes ; il porte, comme tous les gens de sa tribu, de longues manches tailladées en pointe, qui traînent à terre lorsqu’il marche et qui flottent au vent quand il est en selle. Il monte un dromadaire dans le genre du mien, à hautes pattes d’oiseau de marais ; il le manœuvre avec une affectation visible et cependant gracieuse. ... 

Nous nous éloignons. L’oasis n’est bientôt plus qu’une ligne verte, au pied de l’entassement rose des granits d’Arabie. Et la mer elle-même devient ligne, s’amincit, s’amincit, toujours aussi invraisemblablement bleue, — puis disparaît. Nous recommençons à cheminer par les vallées de cendre et par les montagnes de cendre, dans l’uniforme désolation grise et rose. ... 

Nous marchons d’une lente allure de ramadan ; les hommes, fatigués par les abstinences religieuses, et les bêtes, par les jeûnes forcés, par les marches excessives depuis Pétra. Nous ferons donc peu de route aujourd’hui, mais nous nous rattraperons les jours suivants et, Inch-Allah ! dans onze jours, nous arriverons en Judée, ayant franchi le désert de Tih. ... 

Notre campement du soir est au milieu des montagnes, dans une de ces gorges de granit, profondes, aux parois verticales, où les caravanes de passage aiment s’arrêter, parce qu’on y est à l’abri des grands vents et qu’on s’y fait une illusion de murailles protectrices contre les surprises nocturnes. ... 

Toute notre caravane est là, au grand repos ; les gens. assis par petits groupes choisis, autour de feux ; les Turcs ensemble ; ici, des Bédouins de Pétra ; ailleurs, nos Arabes syriens ; ailleurs, encore, les quatre voyageurs inconnus. Et les chameaux, une trentaine, sommeillent à genoux parmi les hommes. ... 

C’est le jour de cuire sous la cendre les pains pour la semaine — les pains sans levain, durs comme pierre — ce qui exige de plus grands feux que de coutume, des feux magnifiques de branchages parfumés. 

... Et nous remplissons ce recoin des solitudes, où l’air, avant nous, semblait vierge, d’une complexe senteur bédouine, odeur musquée des chameaux, odeur fauve des hommes, parfum des chibouks et parfum des branches aromatiques qui brûlent. 

Cependant les pains sont cuits et les feux se meurent ; alors les granits s’éteignent aussi, noircissent, et la pâle lune reprend ses droits, retrouve sa lumière couleur d’argent et d’or. Changement subit des aspects, autre fantasmagorie pour amuser nos yeux qu’une saine fatigue va fermer bientôt. 

Des cigales dans les buissons maigres, dans les invisibles petites plantes rases, nous font une musique de printemps, que nous entendons en Arabie pour la première fois. 

Et comme il est l’heure de prier avant de s’endormir, les voilà tous debout, les hommes, Bédouins de Pétra ou Bédouins d’ailleurs, s’orientant vers la Mecque si proche, pour commencer à invoquer ensemble le Dieu des Déserts ; — alors tout s’efface devant la grandeur et la majesté de cette prière, au milieu de ces rochers où tombent des rayons de lune... (...) 

Nous voulons coucher ce soir en un lieu appelé l’Oued-Gherafeh, où il y a de l’eau, — de la vraie, et même une eau très renommée au désert de Tih, — ce qui nous fait arriver de très bonne heure au campement. 

Dès que nous avons mis pied à terre devant nos tentes déjà montées, le jeune cheik de Pétra me prend par la main pour me mener voir cette eau précieuse. 

J’attendais une belle source jaillissante et c’est, dans le sable et la boue, une mare qui n’a pas trois mètres de longueur. On y a déjà puisé pour nous-mêmes ; à présent vient le tour de nos chameliers et de nos chameaux ; ils entrent tous là dedans jusqu’aux genoux, et les bêtes, buvant en même temps que les hommes, font tomber dans l’eau leur fiente musquée. ... 

Vers le coucher du soleil, Léo vint me confier ses remords d’avoir tué une pauvre chouette, là-bas, près de la mare, dans les broussailles. Il faut dire d’abord que nous éprouvons l’un et l’autre pour les chouettes et les ducs une sympathie particulière ; ensuite, tuer pour le plaisir de tuer nous a toujours paru un indice de bestialité inférieure, — et les bourgeois d’Occident qui, sans nécessité comme sans péril, vont s’amuser à détruire des moineaux ou des cailles, n’ont pas d’excuse à nos yeux... 

Mais voilà, il a été pris d’une distraction. Les Arabes lui montraient de loin cet oiseau, disant : «Tire !» Et étourdiment, sans reconnaître l’espèce amie, peut-être un peu pour montrer la justesse de son arme, il a tiré... 

– Si nous l’enterrions, propose-t-il, ce serait toujours mieux. 

Sur le sable, auprès de l’aiguade, gît la pauvre chouette : une superbe bête, en pleine jeunesse, au plumage très soigné ; elle est encore chaude, et ses grands yeux jaunes, restés ouverts, nous regardent avec une intelligente tristesse de chat. 

Donc, nous creusons une petite fosse dans le sable. 

Quand la chouette est au fond, couchée sur le dos, ses ailes descendant le long de son corps comme un manteau de moine, elle nous regarde encore, fixement, obstinément, avec une expression de reproche étonné qui nous fait mal. 

Sur les pauvres yeux jaunes qu’on ne reverra plus jamais, sur les belles plumes si bien lissées qui vont pourrir, nous jetons d’abord le sable ; puis, nous roulons par-dessus une lourde pierre, pour assurer le calme à cette sépulture... 

Assez puéril, je le reconnais, ces deux Bédouins enterrant une chouette, à l’heure où s’abîme et s’éteint le grand soleil d’or, au milieu des solitudes du désert de Tih... 

Le soir, au clair de lune, comme Hassan prévoit une attaque pour cette nuit, nous prenons nos dispositions de combat, distribuant les postes à nos Bédouins, de concert avec l’officier turc, et composant un blockhaus au moyen de trois cantines. Dans le fond, je crois que nous en mourons d’envie, d’être attaqués ; le simulacre de la précédente nuit, les cris de guerre avec la fusillade, au milieu de l’immensité vide, ayant été une chose inoubliable et rare. 

Puis, vient la veillée paisible devant les tentes, l’heure où les cheiks Hassan, Ait et Brahim, gravement s’asseyent en cercle avec nous, pour causer et pour fumer avant le sommeil, à la belle lune blanche. Ce sont des aventures de leurs razzias et de leurs pillages qu’ils nous content le plus tranquillement du monde, — et que, d’ailleurs, nous écoutons de même, tant les latitudes changent les points de vue humains... Mais tout à coup, de la direction de cette mare où la chouette a été tuée, nous arrive un « Hou ! hou ! » discret, un appel si doux et si plaintif. . . 

– Ah ! bon, dit Léo, manquait plus que ça ; voilà l’autre qui l’appelle, à présent ! 

L’autre, on comprend ce que nous entendons par l’autre ; l’autre, c’est son épouse ou c’est son époux. Ils vont toujours deux par deux, les oiseaux. Couple probablement unique à bien des lieues à la ronde, ils avaient sans doute choisi pour se réunir, le soir, ces maigres broussailles au bord de l’eau. 

Et l’autre appelle toujours : « Hou ! hou ! » Alors nous revoyons les regards de reproche des deux yeux jaunes enfouis dans le sable et nous oublions les histoires de brigands qui nous captivaient, l’escarmouche désirée, tout ce qui nous amusait, en écoutant, avec un serrement de cœur, ce pauvre cri d’oiseau solitaire... (...) 

La caravane chemine silencieuse, ce matin, et comme recueillie devant cette persistance de l’absolu vide. 

Cependant, par degrés, à mesure que le soleil, en montant, chauffe le désert, les horizons deviennent moins précis ; — puis, tout à fait vagues, et les espèces de mousselines blanches, de gazes moirées qui précèdent les mirages commencent à trembloter de plusieurs côtés à la fois. 

Et il y a là-bas un troupeau de grandes bêtes blanches à long cou — des chameaux blancs ! — mais en quantité prodigieuse. Ils marchent avec lenteur, dans la lumière à la fois éblouissante et trouble ; ils semblent paître... Tout de même, nous nous défions de nos yeux, sachant que les proportions n’existent pas dans le désert, aux heures de ses fantasmagories... 

Ah ! un des chameaux déploie de grandes ailes et s’envole, puis deux, puis trois, — puis tous... Des cigognes ! Ce n’était qu’un peuple innombrable de cigognes, qui prend la volée à notre approche ; elles se lèvent en masse, il en arrive du fond des lointains, que nous n’apercevions pas ; elles tourbillonnent, le ciel en est obscurci, et nous reconnaissons le nuage d’hier au soir. 

Toutes les cigognes d’Europe, sans doute, qui rentrent dans leurs foyers avec le printemps. ... 

Dix heures, dix heures et demie, c’est à peu près l’instant où hier les petits lacs féériques avaient commencé de se montrer. Déjà, il en apparaît quelques-uns, précurseurs sans doute d’une plus grande illusion d’ensemble, — et si frais, si bien azurés ! Ils ont toujours l’air de vouloir déborder et vous envahir ; mais, au contraire, si l’on s’approche... crac, plus rien : bus par le sable aride, ou repliés comme une toile bleue, disparus vite et en silence, comme une chimère qu’ils sont. ... 

Vers midi, dans un lieu où il y a quelques broussailles, aperçu beaucoup de monde et de chameaux, bien réels cette fois. 

Ces inconnus viennent à nous : de longues robes, pour la plupart roses ou bleues ; de jolies figures, plus blanches et plus pleines que celles des Bédouins ; dans le nombre, quelques barbes blondes. On s’aborde avec le cérémonial d’usage, en se touchant deux à deux du turban et en se donnant dans le vide le baiser de bienvenue. 

Ce sont des marchands arabes, partis depuis sept jours de Gaza où nous allons et se rendant à l’oasis d’Akabah que nous avons quittée. Ils passent ainsi, chaque année, pour approvisionner de robes et de burnous les tribus du désert. Rien n’est changé, ici, depuis l’époque des Madianités. — Nombreux et bien armés, ils ont des chameaux tout chargés de marchandises et nous les rencontrons à point, pour leur acheter des vêtements de rechange ; devant nous, ils déballent des chemises bédouines à longues manches, des manteaux blancs et des manteaux noirs, à l’éclatant soleil de midi, sur les cailloux qui étincellent. ... 

Nous nous arrêtons pour la nuit dans un lieu singulier, sorte de cirque profond, de cratère en contre-bas des plaines parcourues depuis trois jours. 

Les parois de ce vaste gouffre ont des plis et des cassures d’étoffe tendue sur des pieux ; elles ont aussi les mêmes nuances, exactement, et les mêmes dessins rayés que les tissus en poil de chameau qui se font au désert ; de sorte qu’on dirait, autour de nous, des campements de Bédouins géants, des tentes monstrueuses, superposées à deux ou trois étages. ... 

La nuit tombe. Un grand fulgore, d’une envergure de chauve-souris, vient bourdonner autour des tentes, promenant très vite son petit fanal de phosphore vert, semblable à un feu follet. 

Et le large disque d’étain suspendu en l’air devient de l’argent poli, puis du feu blanc, du feu bleuâtre, qui éclaire de plus en plus, donnant à la caravane immobilisée des rigidités de statue, fixant et pétrifiant les personnages dans leurs attitudes de repos, tandis que, du côté du couchant, longtemps après la nuit venue, un reste de la lumière du jour persiste encore comme un halo rose. Elle éclaire, elle éclaire, cette lune, autant qu’un autre soleil, — un soleil un peu fantôme, il est vrai, qui jetterait du froid en même temps que de la lumière, qui répandrait des calmes mortels avec ses rayons ; mais sa splendeur pâle écrase nos feux qui ne brillent même plus, et quand les cheiks, drapés de leurs voiles archaïques, arrivent avec lenteur devant ma tente pour la causerie des soirs, on croirait voir des prophètes de marbre s’avancer dans un éblouissement de magie. (...) 

La tête encore dans le rêve, on s’étire et s’éveille. Au premier plan de la vue éblouie, c’est la tente avec ses éclatants bariolages, ses inscriptions arabes blanches sur fond rouge, ses tapis persans ; et plus loin, par la large ouverture des toiles, c’est, au dehors, l’étincellement morne des cailloux et des sables, avec la silhouette de quelqu’un de nos chameliers accroupi en plein soleil. 

Ils paissaient là-bas, les dromadaires, disséminés dans la chaude solitude. D’être obligés de revenir et de s’agenouiller, ils se plaignent en ces vilains cris caverneux qui sont les plus habituels bruits de la vie au désert. 

Une fois perché sur la grande bête, qui s’est relevée en deux temps, on a une première impression de fraîcheur, parce qu’on est plus haut, plus loin de la terre surchauffée ; on regarde au fond des plaines la direction à suivre et, de nouveau l’on s’en va, pointant dans le monotone infini. 

Plus que trois jours, après celui-ci, pour atteindre Gaza, la ville de Palestine la plus avancée vers les désolations du Sud, et nos Arabes disent que déjà le désert est moins désert, que déjà, aux replis des vallées, on trouverait de l’eau çà et là, et par conséquent des troupeaux et des hommes. 

Vers deux heures, extrêmement loin, au flanc d’une de ces chaînes de collines pâles, à rayures d’étoffe, commencent à se dessiner des séries de choses longues et noirâtres, qui sont tapies sur le sol comme des bêtes collées ; on dirait le prodigieux agrandissement des chenilles de l’Ouady-Loussein. Et c’est une puissante tribu qui est là campée, une de ces tribus « riches en troupeaux » dont parlent les prophètes. 

Les tentes, très basses à cause des vents, sont tout en longueur et alignées sur trois ou quatre rangs, dans l’espace qui ici ne compte pas. Des troupeaux sans nombre paissent alentour ; beaucoup de chamelles allaitent de comiques petits naissants, non encore tondus, à longue laine moutonnée, tenant à la fois de l’autruche et de l’agneau. Et des chèvres noires, mais noires comme de l’ébène vernie ou comme du jais, sont assemblées par centaines, formant partout des amas, des taches violentes sur le désert blanc. Les bergers échangent avec nous des saluts et des baisers dans le vide. Les bergères, craintives, se voilent à notre approche plus impénétrablement, fantômes aussi noirs que les chèvres qu’elles mènent ; un ânon presque toujours se tient près de chacune d’elles, avec, sur le dos, des paniers d’où l’on voit sortir pêle-mêle plusieurs têtes enfantines : bébés amalékites aux yeux de poupée, petits chiens ou chevreaux à longues oreilles qui viennent à peine de naître. ... 

L’étendue ensuite redevient vide jusqu’au soir. Et nous campons en un lieu encore largement désert appelé l’Ouady-Caïciré, au fond d’une vallée, près d’une source à peine saumâtre qui sort des sables. 

Les collines ont ici une vague teinte verte, que nous n’avions jamais vue en Arabie Pétrée jusqu’à ce jour ; c’est l’herbe qui commence ; la désolation de la terre est près de finir. Autour de nous, il y a des roseaux, des graminées et quelques fleurs. — Des fleurs en miniature, il est vrai, mais qui sont presque de nos climats : de petits iris qui s’élèvent à peine à deux pouces du sol ; des tulipes jaunes panachées de rouge, grandes à peu près comme l’ongle, des giroflées lilliputiennes et de microscopiques œillets. En même temps, le ciel est devenu plus septentrional ; la lune plus effacée sous des vapeurs, s’est entourée d’un halo ; de longs nuages étirés en queue de chat traînent dans le ciel, et l’horizon est sombre ; la nuit arrive mélancolique et voilée sur cette région d’herbages. 

Nos Bédouins, sentant venir le froid d’une contrée plus humide, prennent leurs vêtements de peaux à longs poils et se coiffent tous suivant l’usage des nuits d’hiver, en s’enveloppant la tête et la gorge d’un voile brun dont les deux bouts doivent saillir de chaque côté des tempes comme de longues oreilles de lièvre. 

Au milieu de tant de minuscules fleurettes, habite aussi une fleur géante, espèce de quenouille-jaune qui sort sans feuilles d’une racine bulbeuse. 

Le cheik Aït, errant au dernier crépuscule, trouve la plus énorme de toutes et la cueille pour me l’apporter. Il a, comme les autres, mis son sayon de peau de chèvre et fait sa coiffure de nuit en oreilles de lièvre ; il sourit, montrant des dents presque trop blanches, fines comme des dents de loup ; avec les tresses de cheveux qui tombent le long de sa figure sauvage, il a l’aspect étrange et presque fantastique, dans l’ouverture de ma tente sur le désert d’ombre, tenant à la main sa grande fleur inconnue. 

La veillée cette fois a lieu au chant des chouettes ; des «hou ! hou !» mystérieux nous arrivent de partout, de l’obscurité des broussailles, des fonds noirs de la vallée ; les collines se mêlent aux nuages pour former autour de nous des rideaux de ténèbres indécises. Nos feux qui s’allument épaississent à nos yeux une nuit soudaine ; on ne voit plus que les hommes aux manteaux de poils et aux longues oreilles de bête, accroupis en silence autour des flambées de branchages. (...) 

Vers midi, dans un vallon qui est comme un jardin, rencontré un pauvre chameau malade, assis à côté d’un autre, mort, le ventre déjà vidé par les bêtes. Quelque caravane qui passait l’a laissé là, à l’abandon, pour qu’il meure ; il essaye de se relever, de nous suivre, mais il retombe au bout de quelques pas, épuisé et fini, la tête dans l’herbe. 

Il y a comme un adoucissement de tout, un adoucissement de la lumière, des formes et des couleurs. Les collines n’ont plus de structures tourmentées, mais s’arrondissent très simplement sous leur léger manteau vert ; des brumes se tiennent sur les lointains et en dégradent les nuances ; il semble qu’on ait changé et atténué tout l’éclairage de la terre. 

Les vraies magnificences des midis et des soirs ne se déploient que dans les contrées où l’air, mortel aux plantes, est exempt de vapeur d’eau et diaphane autant que le vide sidéral. Nos souvenirs du désert disparu sont maintenant comme ceux que l’on garderait, en reprenant pied dans les réalités de chaque jour, après quelque spectacle de presque terrifiante magie. 

Le vert, le vert nouveau continue de s’accentuer de tous côtés. Les asphodèles qui avaient commencé de paraître avant-hier, d’abord si étiolés et courts, s’allongent, deviennent toujours plus beaux ; il y a des iris de grande espèce, d’un violet merveilleux ; il y a des arums à fleurs noires, ressemblant à des cornets de velours. Et des tortues se traînent par terre, des cailles s’enfuient sous les herbes hautes ; des alouettes joyeuses planent au ciel, et l’air est plein de chants d’oiseaux. La vie monte, monte, de partout à la fois, nous entoure, nous envahit et nous reprend, nous qui arrivons des étranges pays de la mort. 

Le soir, nous rencontrons les premiers champs semés de main d’homme, des champs d’orge, labourés en sillons et plus magnifiquement verts que toutes les précédentes prairies. 

Et, au campement, des Arabes, bergers ou laboureurs, qui ont leurs tentes dans le voisinage, viennent familièrement nous visiter, s’asseoir autour de nos feux. (...) 

De la pluie, de l’herbe, et de l’herbe mouillée, — nous avions si longtemps perdu l’habitude de ces choses ! 

Puis, voici que nous entendons des voix de femmes, — son depuis tant de jours oublié aussi : trois Bédouines, à califourchon sur des ânesses, traversent le camp, rieuses et non plus sauvages comme celles du vrai désert. Quand elles soulèvent, pour mieux nous voir, leurs voiles d’un bleu sombre saupoudrés de gouttes de pluie, on dirait des châsses : leurs figures sont cachées sous des réseaux de corail et d’argent, à travers lesquels elles nous regardent et qui descendent en pendeloques brillantes sur leurs gorges... 

En route par de vrais sentiers bordés de tulipes, d’anémones et d’asphodèles, au milieu des champs d’orge qui bientôt couvrent toutes les plaines de leurs magnifiques velours. 

L’après-midi, dans une fissure de ce pays plat, une rivière se présente à nous, claire et vive. Nous la passons à gué, — et, sur la rive nouvelle, nous sommes en Palestine ! 

Au gué, passaient avec nous des groupes de femmes fellahs, bergères voilées de bleu sombre, gracieuses et belles de forme, avec des amphores sur la tête ; et des moutons et des chèvres, et des vaches gonflées de lait et des veaux par centaines. L’abondance à présent et la tranquillité pastorale ; après le désert, la Terre Promise. ... 

Campé le soir sur l’herbe humide et sous le ciel gris, au milieu des immenses plaines d’orge de Chanaan. 

C’est dans le voisinage d’une très riche tribu, dont le cheik vient aussitôt me faire visite sous ma tente et m’inviter à souper sous la sienne. Il est admirablement beau, avec un nez d’aigle et de grands yeux longs, pleins de caresses ; son voile de soie lamée à rayures multicolores est attaché à son front par des cordelières d’or ; il porte deux burnous superposés, l’un blanc et l’autre noir, dans lesquels il se drape avec une grâce royale. 

J’accepte seulement d’aller prendre chez lui le café traditionnel, et je m’y rends à l’heure du soleil couchant, en compagnie des cheiks Hassan et Aït qui sont devenus de mes inséparables. ... 

Sa tente de réception, en poil de chameau comme toutes celles de la tribu, est ouverte en grand sur la campagne, et elle est vide, avec seulement quelques belles armes, çà et là suspendues. Il me fait asseoir près de lui sur un tapis ; ses deux frères ensuite, à nos côtés ; puis le jeune cheik de Pétra, puis son cousin Aït, — et on allume par terre un feu de branches pour préparer ce café que nous allons boire. 

Un à un, commencent d’arriver une foule d’autres personnages qui, après m’avoir touché la main, s’accroupissent devant nous, formant bientôt une silencieuse assemblée : notables de la tribu, austèrement coiffés de voiles de la Mecque, vieillards pour la plupart, aux belles têtes encadrées de barbes blanches. 

Et on voit au loin, par-dessus cette ligne de majestueuses figures, le cercle de la plaine, l’infini des orges vertes, le chenillement des tentes innombrables tout le long de l’horizon occidental, et le défilé des troupeaux qui rentrent, des moutons qui bêlent tassés en masse compacte, des bœufs qui mugissent, des veaux qui sautent, des chiens de bergers qui jappent affairés : toute la richesse de notre hôte superbe, passant là sous nos yeux, au soleil mourant, dans un dernier rayon d’or. (...) 

Réveil comme hier, au joyeux chant des alouettes. Nous ne sommes plus qu’à une vingtaine de kilomètres de Gaza, et nous y arriverons pour midi. Toute notre escorte bédouine va nous quitter dès qu’elle nous aura déposés dans cette ville, où nous prendrons des chevaux pour continuer notre route sur Jérusalem ; c’est donc ce matin la dernière fois que nous montons nos dromadaires et que nous cheminons avec nos amis de Pétra. D’ailleurs, notre caravane, nos harnais sombres, nos costumes de teintes neutres, tout cela vient de prendre un air sauvage et différent sur ces fonds verts ; nous ne sommes plus du tout dans la note locale ; les gens si nombreux qui nous croisent dans les chemins sont vêtus de couleurs beaucoup plus vives, inspirées par les prairies de Chanaan, et ils montent des chevaux harnachés de rouge, de bleu ou de jaune, — que, du reste, nous dominons du haut de nos selles imposantes, et qui nous semblent à présent de toutes petites bêtes, aux allures gaies et folles. Ils nous regardent beaucoup, ces passants, et nous considèrent comme des étrangers de l’extrême Sud. 

Nous sommes longs à nous réhabituer à cette animation de la campagne, à ce morcellement de la terre fertile, à cet encombrement de la vie. Au désert, on était des rois, disposant d’espaces sans mesure ; ici, il faut suivre d’étroits sentiers, et encore s’y ranger souvent pour laisser passer ses pareils. Ici, tout est rapetissé sous une lumière amoindrie, — et ces cultivateurs, si simples qu’ils paraissent comparés aux hommes d’Occident, sont déjà astreints à mille servitudes qu’ignorent les Bédouins de là-bas, oisifs et libres, ne pratiquant que le pillage et la guerre. ... 

Après trois heures de route, les terrains se faisant toujours plus ondulés, voici, là-bas, des arbres, — les premiers ! — tout un plein vallon d’arbres ; — et voici la mer, qui, à l’extrême horizon, commence à s’indiquer par une ligne ; — et, enfin, Gaza, avec ses maisons de terre grise et ses minarets blancs, Gaza, au milieu de ses jardins et de ses bois, Gaza presque somptueuse, pour nous pauvres gens du désert, et représentant tout à coup la sécurité, le confort, les communications avec le reste du monde, toutes les modernes choses oubliées... ... 

Nous nous engageons, pour une demi-heure au moins, dans des chemins creux ensablés, entre des haies de cactus enfermant des jardins édéniques, pleins de figuiers, d’orangers, de citronniers et de roses. 

Nous y croisons une population au teint blanc, bien moins basanée que nous-mêmes. Quelques femmes chrétiennes, maronites ou grecques, dont le voile relevé ne cache pas les traits et qui sont d’une beauté éclatante et fraîche avec un teint rosé ; des musulmanes aussi, ne nous montrant que leurs longs yeux. Et des Arabes, des Turcs, des Juifs, chacun ayant gardé le costume de sa race, dans un éclat et une diversité de couleurs qui amusent nos yeux, après les grisailles monotones d’où nous sortons. ... 

D’abord, on est surpris que Gaza, si près du désert, n’ait pas de murailles pour se défendre des incursions bédouines. L’explication qu’on en donne est que ses habitants sont « eux-mêmes moitié maraudeurs, moitié recéleurs, et que les Bédouins ont intérêt à les ménager ». C’est d’ailleurs dans ses bazars que viennent s’approvisionner tous les nomades des régions d’alentour. 

Et aujourd’hui, nous faisons comme les nomades, nous qui venons du fond du désert de Pharan, à peu près dépourvus de tout ; c’est dans les ruelles sombres et encombrées des bazars, que nous finissons notre journée, à des achats de costumes, de chaussures et de harnais. Vraiment nous ne pouvons pas continuer notre route en Bédouins, surtout n’ayant plus de chameaux : ni reprendre nos vêtements d’Europe, ayant expédié nos malles à Jérusalem par mer ; d’ailleurs, ce nouveau changement nous amuse, — et nos yeux devenus sauvages se prennent aux belles couleurs des robes et des burnous de Palestine... Dans la ruelle des faiseurs de babouches, nous rencontrons les cheiks Hassan et Aït, en train de s’acheter des bottes en maroquin rouge avec, sous le talon, la haute ferrure qui sert à écraser les serpents ; un de leurs hommes les accompagne, portant sur les bras leurs précédentes emplettes, des ornements pour tête de dromadaire en verroteries et en coquillages. Alors nous nous joignons à eux pour continuer nos courses ensemble, comme une bande, d’enfants barbares, éblouis par tout ce qui brille aux étalages d’ici. ... 

Le ciel s’étoile à l’infini et, vers l’Occident, la lumière zodiacale trace une persistante balafre de phosphore. Au lieu de notre silence habituel du désert, nous avons ici une très bruyante nuit de ramadan ; jusqu’au matin, des ensembles de musiques et de voix, des chants religieux, des batteries de tambour. Par instants, on dirait des troupes de muezzins, psalmodiant tous ensemble, affolés, dans des tonalités hautes et tristes. Des bandes de chanteurs viennent aussi, aux lanternes, faire le tour des cimetières où nous sommes, avec des tambourins qui battent au vieux rythme arabe. Et puis, ce sont de longs aboiements de chiens errants, des concerts infinis de grenouilles dans les marais, et, pendant les intervalles de silence, le grondement lointain de la mer. (...) 

Quelques immobiles turbans, blancs ou verts, assis sur les marches des lieux d’adoration. Tout le mouvement, dans le bazar obscur, couvert de palmes fanées, où des Bédouins de différentes tribus du désert achètent, avec, de l’argent de pillage, des harnais de chameaux, des étuis de sabre, de l’orge ou des dattes. 

Dans une mosquée infiniment sainte, le tombeau de Nébi-el-Hachem, grand-père de Mahomet et patron actuel de la ville. 

C’est au clair soleil de ce matin de Pâques que nous pénétrons là. D’abord, une vaste cour se présente à nous, entourée d’arcades blanches. Quelques hommes s’y tiennent en prières, mais surtout elle est remplie de très jeunes enfants qui y jouent sous le grand ciel bleu. En Orient, c’est l’usage : les préaux et les cours des mosquées sont le lieu de rendez-vous des bébés ; on trouve naturels et convenables leurs naïfs petits jeux, à côté des vieillards prosternés qui prient. 

Ici, les moins âgés, ceux qui savent à peine courir, ont chacun à la cheville un bracelet de grelots — pour que les mères entendent de loin ou ils sont, comme on met des clochettes aux chèvres dans les champs. ... 

Dans les quartiers hauts, nous nous arrêtons en un point d’où se découvre toute la Gaza grise aux maisons de terre, ses quelques minarets, ses quelques dômes blanchis environnés de palmiers ; puis, les restes de ses remparts, d’époques imprécises, dont le plan ne se distingue plus et qui se perdent dans les cimetières. Un monde, ces cimetières envahissant la campagne ; dans l’un d’eux, sous un sycomore, des femmes en groupe pleurent bruyamment quelque défunt, suivant les rites officiels, et leurs lamentations chantantes s’élèvent jusqu’à nous. Beaucoup de beaux jardins ombreux, beaucoup de sentiers bordés de cactus, par où remontent des cortèges d’ânons apportant en ville de l’eau dans des outres. Et enfin, la mer lointaine, les orges tout en velours et les sables du désert. Un grand panorama mélancolique, auquel il est difficile d’assigner une date dans la suite des âges — ... 

Quand nous rentrons au camp, vers midi, les abords en sont assez animés ; des juifs, marchands d’objets antiques, nous attendent, assis sur les tombes ; des chrétiens grecs, endimanchés, dont quelques- uns portent même le costume européen, stationnent pour nous voir revenir. 

Puis, les curieux et les vendeurs s’en vont, lassés, et nous demeurons seuls. Nos Bédouins, qui repartent ce soir pour leur désert, sommeillent étendus dans l’herbe. Gaza, silencieuse, se repose des fêtes de la nuit. Un brûlant soleil darde sur nos toiles blanches ; les pierres d’alentour se couvrent de caméléons et de lézards. 

Paisible et solitaire après-midi de Pâques, que nous passons là, assis devant nos tentes, dans ces cimetières, regardant le va-et-vient des lézards, qui sortent de la terre en peuplades toujours plus nombreuses. Sur toutes les dalles chaudes qui recouvrent les morts, ils se poursuivent et jouent. À la pointe de toutes les bornes funéraires, ils sont deux ou trois qui se dressent haut sur pattes et qui se dandinent bizarrement. 

L’air devient lourd, lourd ; l’air s’obscurcit sans nuages visibles ; le soleil, terne et jaune tout à coup, n’éclaire plus, semble mourir ; son disque se dessine sans rayons, comme vu au travers d’une vitre fumée, et on dirait que la fin des temps est proche. — C’est un coup de kamsin qui va passer, ce sont les déserts voisins qui vont souffler sur nous... ... 

Sur le soir, la tourmente sèche est apaisée et les promeneurs reparaissent. Nous recevons la visite du gouverneur de la ville, l’aimable prince kurde, et de quelques prêtres musulmans. Puis nos chevaux de selle et nos mules de charge, mandés hier par dépêche à Jérusalem, arrivent fatigués de l’étape forcée et se couchent sur le flanc comme des bêtes fourbues. Par les sentiers bordés de cactus, les troupeaux remontent de la campagne vers la ville, et la nuit tombe. 

C’est vers minuit, quand la lune sera haute, que nos Bédouins doivent se mettre en route pour Pétra, emmenant avec eux l’officier et les deux soldats turcs qui nous avaient accompagnés. Au crépuscule, ils rassemblent leurs chameaux et les entravent ; puis, ils allument de grandes flambées, pour cuire le festin du départ. 

Et nous nous faisons amicalement nos adieux. Avec les cheiks Hassan et Aït, on s’embrasse, échangeant des souvenirs ; Hassan me donne son poignard et je lui donne mon revolver. ... 

Mais voici l’heure du lever de la lune. Derrière nous, la ville, qu’on ne voyait plus, commence à s’indiquer en silhouette noire sur un informe incendie, de couleur sanglante, qui surgit à l’horizon ; puis, l’incendie se condense en une masse de feu rouge, toujours plus ronde, en une boule qui monte, qui tout de suite blanchit comme de la braise subitement avivée et qui de plus en plus nous éclaire. C’est un disque de feu argenté, maintenant, qui s’élève rayonnant et léger, qui verse de la lumière plein le ciel... Et, sur ce fond lumineux, des minarets s’élancent, des palmiers dessinent leurs fins panaches noirs ; tout ce qui, avant, n’existait pour ainsi dire plus, se révèle à nouveau mille fois plus charmant que dans le jour, transfiguré en grande féerie orientale... ... 

La lune est haute. C’est l’heure que les Bédouins attendaient pour partir. — Et voici le défilé très silencieux de leurs dromadaires qui commence, dans des rayons d’argent rose. Du haut de leurs bêtes oscillantes, les cheiks Hassan et Aït, qui passent, nous envoient un dernier geste amical ; ils s’en retournent vers la terre épouvantable où ils sont nés et où ils aiment à vivre, — et leur départ met fin à notre rêve de désert. 

Demain matin, au jour levé, nous monterons vers Jérusalem !... 

Pierre Loti  Le désert  extraits présentés par Daniel Fanguin 

 

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