« Le penser qui m’a toujours poursuivi amèrement, et jeté le plus de dégoût en mon cœur, c’est celui-ci :
Qu’on ne cesse d’être honnête homme, seulement que du jour où le crime est découvert : que les plus infâmes scélérats, dont les atrocités restent cachées, sont des hommes honorables, qui hautement jouissent de la faveur et de l’estime. »
« Ce ne sont pas les travailleurs de leurs mains qui parviennent, ce sont les exploiteurs d’hommes. »
(...) Le troisième jour, vers cette heure de l’après-midi appelée solennellement crépuscule par les faiseurs de romances à fortépiano, et simplement entre chien et loup par madame de Sévigné : à cette heure à laquelle la nature s’assombrit, et, mystérieuse, se voile comme une belle dame qui abat le tulle de son chapeau, et rend sa beauté douteuse aux regards avides, à cette heure où les couleurs s’évanouissent et les contours se découpent nettement comme des ombres phantasmagoriques sur une haute lice azurée. Par une sente rapide et pierreuse bordée ou plutôt embarrassée de mélèzes, Abigail, tête baissée appuyée sur une branche flexible, se traînait comme ces pauvres voyageurs, qu’on voit arriver le soir dans les faubourgs cherchant d’un œil éteint l’enseigne consolatrice d’une auberge ; la sueur ruisselait sur son front ; elle soupirait violemment, et jetait quelquefois des plaintes quand son pied heurtait des cailloux. Ce sentier montait droit à une roche ardue qu’il pourtournait ; au sommet de ce rocher, quelqu’un moins lassé, moins pensif, aurait remarqué un corps allongé, noirâtre, immobile, semblant le mât rompu d’un navire coulé, ou plutôt, un peulvan druidique des dunes armoricaines de la vieille Gaule. Abigail était à peine à trois cents pas de cet être mystérieux, quand soudainement il fut éclairé par un phosphore accompagné d’une détonation semblable à celle d’une arme à feu, qui gronda long-temps dans les plaines ; elle poussa un cri lamentable et tomba la face sur terre. Aussitôt, avec la vélocité d’un lévrier qui se précipite sur le gibier atteint par le chasseur, le gnome noir descendit la roche et la sente, volant droit à Abigail ; à son aspect il recula consterné, laissant tomber ce mot : – Une femme ! – Se heurtant la poitrine et s’agenouillant il la souleva et l’étendit sur des herbes. Ce fantôme était simplement un noir d’une haute stature, portant une longue carabine comme les Bédouins, un grand sabre et un coutelas à la ceinture. (…)
« Lecteur, sans hyperbole elle était vraiment belle ;
– Très belle ! – C’est-à-dire elle paraissait telle,
Et c’est la même chose. – Il suffit que les yeux
Soient trompés, et toujours ils le sont quand on aime :
Le bonheur qui nous vient d’un mensonge est le même
Que s’il était prouvé par l’algèbre. – Être heureux,
Qu’est-ce ? Sinon le croire… »
THÉOPHILE GAUTIER
(...) Oui ! tous les ans, je descendais de Montélimart, demeure de mon père et ma patrie, pour aller, par désœuvrement, passer quelques jours à Avignon. Un soir que je promenais mon ennui sur le rempart, fuyant le monde et le bruit, je fus involontairement attiré par le charme secret de l’harmonie, et je tombai, éveillé en sursaut, au milieu de la foule réunie au Boulingrin, où s’assemblaient, tous les soirs, l’élite de la ville, les ménétriers, joueurs de luth, de mandoline, de vielle, les sonneurs de trompe et de buccine, pour faire des concerts de voix et d’instruments. Que de soirées délicieuses j’y passai sous un firmament outremer moucheté d’étoiles, à la brise fraîche et sereine qui jouait parfumée et mélodieuse sur nos têtes, bercé, ravi par des chœurs de voix humaines et de musique céleste ! (...)
Or, ce soir-là, je remarquai près de moi, isolée des dames, à l’écart de la foule, penchée sur l’épaule d’un vieillard, une toute jeune fille.
Je me tournai, surpris, et la contemplai.
Dès lors, la musique ne me toucha plus ; je ne l’entendis plus, peut-être ne venait-elle plus jusqu’à moi ; la pensée de sa beauté l’exorcisait. Je ne saurais que dire de mon ravissement : fixe, ainsi qu’une statue dont la poitrine de marbre battrait, je l’étudiais ; elle m’apparaissait comme une vierge dans une gloire, une vierge peinte par Barthélemy Murillo ou Diego de Sylva Vélasquez. Sa belle figure, dans ma mémoire, n’avait point de sœur ; elle ne semblait ni aux belles filles de mes montagnes, ni aux ravissantes femmes d’Arles, ni aux vives Marseillaises, ni aux Lyonnaises jolies, ni aux damoiselles de Paris, ni aux blondes Brabançonnes ; c’était quelque chose d’oriental, de célestin, d’inconnu ! Des cheveux roux, des traits nobles, longs, gracieux, un teint blanc purpurin, un doux regard, voilé sous une paupière diaphane, des lèvres de grenat. Son costume était simple, mais des joyaux étincelants atournaient ses cheveux, son front, ses oreilles, son cou, ses doigts, et trahissaient sa fortune.
Le vieillard à tête nue, à barbe blanchie, assis auprès d’elle, appuyé sur un bâton, paraissait assoupi.
Ainsi depuis long-temps je la considérais, quand par hasard, elle égara sur moi ses beaux yeux pers ; ses deux prunelles, comme deux balles parties d’une arquebuse, me frappèrent droit au cœur. Pour la première fois, à la vue d’une femme, je ressentais pareille commotion, mes jambes fléchissaient voluptueusement, je rougissais, je blêmissais, j’étais glacé et brûlant ; toute ma vie, toute mon âme, tout mon sang avaient reflué là dans mon cœur bouleversé ; mes yeux laissés à leur volonté, biglaient et semblaient regarder dans ma poitrine ; pour la première fois je subissais le charme d’une femme, pour la première fois je me sentis subjugué, pour la première fois l’amour que j’ignorais, que je bravais, entrait chez moi, mais comme un tonnerre qui se rue dans un colombier sans retrouver l’issue ; l’amour non plus chez moi ne l’a pas retrouvée l’issue, ma passion sera éternelle. (...)
Pétrus Borel Champavert - Contes immoraux 1833