Encore et encore

Un choix de poèmes par Daniel Fanguin

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Au bois dormant

Un peu de jour, un peu d'amour, 
Un peu de soleil, comme en rêve, 
Et son front et ces lys autour, 
C'était chose fragile et brève.

Mais c'était si doux à souffrir 
Parmi ces eaux, ces fleurs, ces palmes, 
Qu'elle n'en pouvait pas mourir ; 
Alors elle a clos ses yeux calmes.

Elle s'est endormie au fond 
De mon coeur, sur ses mains tranquilles, 
Et lys et roses même sont 
Dans des silences immobiles.

Charles VAN LERBERGHE  (1861-1907)
 

Impressions de promenade
(…)
« — Avez-vous vu ce misérable,
« Cet individu équivoque ?
« Ce pouilleux, ce voleur en loques
« Qui nous r’gardait croûter à table ?

« Ma parole ! on n’est pus chez soi,
« On n’ peut pus digérer tranquilles...
« Nous payons l’impôt, gn’a des lois !
« Qu’est-c’ qu’y font donc, les sergents d’ ville ? »

J’ suis loin, que j’ les entends encor :
L’ vent d’hiver m’apport’ leurs cris aigres.
Y piaill’nt, comme à Noël des porcs,
Comm’ des chiens gras su’ un chien maigre !

Pendant c’ temps, moi, j’ file en silence,
Car j’aim’ pas la publicité ;
Oh ! j’ connais leur état d’ santé,
Y m’ f’raient foutre au clou... par prudence !

Comm’ ça, au moins, j’ai l’ bénéfice
De m’ répéter en liberté
Deux mots lus su’ les édifices :
« Égalité ! Fraternité ! »

(…)
Jehan Rictus (1867-1933)

 

                           L’Artois

(…)                          II

Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin ;
Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.

J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
Humilité, splendeur, tout est là, c’est le Beau ;
Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.

C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
Alors que son pied nu soulève la poussière,
Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.

C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
Entre les blonds épis rayonne son oeil noir ;
Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
Phidias eût rêvé le chef-d’oeuvre que voile
Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.

Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
Et le regard charmé pense la voir encor.

(…)                                      Jules Breton (1827-1906)


 


                     Sonnet d'été

  Nous habiterons un discret boudoir, 
  Toujours saturé d'une odeur divine, 
  Ne laissant entrer, comme on le devine, 
  Qu'un jour faible et doux ressemblant au soir.

  Une blonde frêle, en mignon peignoir 
  Tirera des sons d'une mandoline, 
  Et les blancs rideaux tout en mousseline 
  Seront réfléchis par un grand miroir.

  Quand nous aurons faim, pour toute cuisine 
  Nous grignoterons des fruits de la Chine, 
  Et nous ne boirons que dans du vermeil ;

  Pour nous endormir, ainsi que des chattes, 
  Nous nous étendrons sur de fraîches nattes ; 
  Nous oublierons tout, — même le soleil !

                         Germain Nouveau (1851-1920)

 


LES AMANTS DE MONTMORENCY
(…)
Ils passèrent deux jours d’amour et d’harmonie,
De chants et de baisers, de voix, de lèvre unie,
De regards confondus, de soupirs bienheureux,
Qui furent deux moments et deux siècles pour eux.
La nuit on entendait leurs chants ; dans la journée
Leur sommeil ; tant leur âme était abandonnée
Aux caprices divins du désir ! Leurs repas
Etaient rares, distraits ; ils ne les voyaient pas.
Ils allaient, ils allaient au hasard et sans heures,
Passant des champs aux bois, et des bois aux demeures,
Se regardant toujours, laissant les airs chantés
Mourir, et tout à coup restaient comme enchantés.
L’extase avait fini par éblouir leur âme,
Comme seraient nos yeux éblouis par la flamme.
Troublés, ils chancelaient, et le troisième soir,
Ils étaient enivrés jusques à ne rien voir
Que les feux mutuels de leurs yeux. La Nature
Etalait vainement sa confuse peinture
Autour du front aimé, derrière les cheveux
Que leurs yeux noirs voyaient tracés dans leurs yeux bleus.

(…)
Alfred de Vigny (1797-1863)

 

      Stances

      Quand tu me vois baiser tes bras,
      Que tu poses nus sur tes draps,
      Bien plus blancs que le linge même ;
      Quand tu sens ma brûlante main
      Se promener dessus ton sein,
      Tu sens bien, Cloris, que je t’aime.

      Comme un dévot devers les cieux,
      Mes yeux tournés devers tes yeux,
      À genoux auprès de ta couche,
      Pressé de mille ardents désirs
      Je laisse sans ouvrir ma bouche
      Avec toi dormir mes plaisirs.

      Le sommeil aise de t’avoir
      Empêche tes yeux de me voir,
      Et te retient dans son empire
      Avec si peu de liberté,
      Que ton esprit tout arrêté
      Ne murmure ni ne respire.

      La rose en rendant son odeur,
      Le soleil donnant son ardeur,
      Diane et le char qui la traîne,
      Une Naïade dedans l’eau
      Et les Grâces dans un tableau,
      Font plus de bruit que ton haleine.

      Là je soupire auprès de toi,
      Et considérant comme quoi
      Ton œil si doucement repose,
      Je m’écrie : Ô ciel ! peux-tu bien
      Tirer d’une si belle chose
      Un si cruel mal que le mien ?

      Théophile de Viau (1590-1626)

 


Dans le lit…

Dans le lit vaste et dévasté 
J'ouvre les yeux près d'elle ; 
Je l'effleure : un songe infidèle 
L'embrasse à mon côté.

Une lueur tranchante et mince 
Echancre mon plafond. 
Très loin, sur le pavé profond, 
J'entends un seau qui grince...


Le sonneur se suspend…

Le sonneur se suspend, s'élance, 
Perd pied contre le mur, 
Et monte : on dirait un fruit mûr 
Que la branche balance.

Une fille passe. Elle rit 
De tout son frais visage : 
L'hiver de ce noir paysage 
A-t-il soudain fleuri ?

Je vois briller encor sa face, 
Quand elle prend le coin. 
L'Angélus et sa jupe, au loin, 
L'un et l'autre, s'efface.

Paul-Jean Toulet (1867-1920)


 

    Ton Souvenir est comme un livre ...

    Ton Souvenir est comme un livre bien aimé, 
    Qu'on lit sans cesse, et qui jamais n'est refermé, 
    Un livre où l'on vit mieux sa vie, et qui vous hante 
    D'un rêve nostalgique, où l'âme se tourmente.

    Je voudrais, convoitant l'impossible en mes voeux,
    Enfermer dans un vers l'odeur de tes cheveux ; 
    Ciseler avec l'art patient des orfèvres 
    Une phrase infléchie au contour de tes lèvres ;
    Emprisonner ce trouble et ces ondes d'émoi 
    Qu'en tombant de ton âme, un mot propage en moi ; 
    Dire quelle mer chante en vagues d'élégie 
    Au golfe de tes seins où je me réfugie ; 
    Dire, oh surtout ! tes yeux doux et tièdes parfois 
    Comme une après-midi d'automne dans les bois ; 
    De l'heure la plus chère enchâsser la relique, 
    Et, sur le piano, tel soir mélancolique, 
    Ressusciter l'écho presque religieux 
    D'un ancien baiser attardé sur tes yeux.

                                       Albert Samain (1858-1900)

 

Art poétique

Il est évident que le poète écrit
Sous le coup de l’inspiration 
Mais il y a des gens à qui les coups ne font rien.


Chanson de charme

Chérie viens près de moi
Ce soir je veux chanter
Une chanson pour toi.

Une chanson sans larmes
Une chanson légère
Une chanson de charme.

Le charme des matins
Emmitouflés de brume
Où valsent les lapins.

Le charme des étangs
Où de gais enfants blonds
Pêchent des caïmans.

Le charme des prairies
Que l'on fauche en été
Pour pouvoir s'y rouler.

Le charme des cuillères
Qui raclent les assiettes
Et la soupe aux yeux clairs.

Le charme de l'œuf dur
Qui permit à Colomb
Sa plus belle invention.

Le charme des vertus
Qui donnent au péché
Goût de fruit défendu.

J'aurais pu te chanter
Une chanson de chêne
D'orme ou de peuplier

Une chanson d'érable
Une chanson de teck
Aux rimes plus durables.

Mais sans bruit ni vacarme
J'ai préféré tenter
Cette chanson de charme.

Charme du vieux notaire
Qui dans l'étude austère
Tire l'affaire au clair.

Le charme de la pluie
Roulant ses gouttes d'or
Sur le cuivre du lit.

Le charme de ton cœur
Que je vois près du mien
Quand je pense au bonheur.

Le charme des soleils
Qui tournent tout autour
Des horizons vermeils.

Et le charme des jours
Effacés de nos vies
Par la gomme des nuits.


Boris Vian (1920-1959)

 

Charles Cros

À une jeune fille

Pourquoi, tout à coup, quand tu joues, 
Ces airs émus et soucieux ? 
Qui te met cette fièvre aux yeux, 
Ce rose marbré sur les joues ?

Ta vie était, jusqu'au moment 
Où ces vagues langueurs t'ont prise, 
Un ruisseau que frôlait la brise, 
Un matinal gazouillement.

Comme ta beauté se révèle 
Au-dessus de toute beauté, 
Comme ton cœur semble emporté 
Vers une existence nouvelle,

Comme en de mystiques ardeurs 
Tu laisses planer haut ton âme. 
Comme tu te sens naître femme 
À ces printanières odeurs,

Peut-être que la destinée 
Te montre un glorieux chemin ; 
Peut-être ta nerveuse main 
Mènera la terre enchaînée.

 

 

À coup sûr, tu ne seras pas 
Épouse heureuse, douce mère ; 
Aucun attachement vulgaire 
Ne peut te retenir en bas.

As-tu des influx de victoire 
Dans tes beaux yeux clairs, pleins d'orgueil, 
Comme en son virginal coup d'œil 
Jeanne d'Arc, de haute mémoire ?

Dois-tu fonder des ordres saints, 
Être martyre ou prophétesse ? 
Ou bien écouter l'âcre ivresse 
Du sang vif qui gonfle tes seins ?

Dois-tu, reine, bâtir des villes 
Aux inoubliables splendeurs, 
Et pour ces vagues airs boudeurs 
Faire trembler les foules viles ?

Va donc ! tout ploiera sous tes pas, 
Que tu sois la vierge idéale 
Ou la courtisane fatale... 
Si la mort ne t'arrête pas.

 

 Lento

(…)

(Avec des rythmes lents, j'endors ma rêverie 
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Un jour, j'ai mis mon cœur dans sa petite main 
Et, tous en fleur, mes chers espoirs du lendemain.

L'amour paye si bien des trésors qu'on lui donne ! 
Et l'amoureuse était si frêle, si mignonne !

Si mignonne, qu'on l'eût prise pour une enfant 
Trop tôt belle et que son innocence défend.

Mais, elle m'a livré sa poitrine de femme, 
Dont les soulèvements semblaient trahir une âme.

Elle a baigné mes yeux des lueurs de ses yeux, 
Et mes lèvres de ses baisers délicieux.

(Avec des rythmes doux, j'endors ma rêverie 
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

Mais, il ne faut pas croire à l'âme des contours, 
À la pensée enclose en deux yeux de velours.

Car un matin, j'ai vu que ma chère amoureuse 
Cachait un grand désastre en sa poitrine creuse.

J'ai vu que sa jeunesse était un faux dehors, 
Que l'âme était usée et les doux rêves morts.

J'ai senti la stupeur d'un possesseur avide 
Qui trouve, en s'éveillant, sa maison nue et vide.

J'ai cherché mes trésors. Tous volés ou brisés ! 
Tous, jusqu'au souvenir de nos premiers baisers !

Au jardin de l'espoir, l'âpre dévastatrice 
N'a rien laissé, voulant que rien n'y refleurisse.

J'ai ramassé mon cœur, mi-rongé dans un coin, 
Et je m'en suis allé je ne sais où, bien loin.

(Avec des rythmes sourds, j'endors ma rêverie 
Comme une mère fait de son enfant qui crie.)

(…)