Céline - Voyage au bout de la nuit

 

Louis-Ferdinand Céline 

Voyage 

au bout de la nuit  

Extraits

 

09 a18

 © Daniel Fanguin

    

      L’amour c’est comme l’alcool, plus on est impuissant et saoul et plus on se croit fort et malin, et sûr de ses droits.

      On perd la plus grande partie de sa jeunesse à coups de maladresses. Il était évident qu’elle allait m’abandonner mon aimée tout à fait et bientôt. Je n’avais pas encore appris qu’il existe deux humanités très différentes, celle des riches et celle des pauvres. Il m’a fallu, comme à tant d’autres, vingt années et la guerre pour apprendre à me tenir dans ma catégorie, à demander le prix des choses et des êtres avant d’y toucher, et surtout avant d’y tenir.

      Il existe pour le pauvre en ce monde deux grandes manières de crever, soit par l’indifférence absolue de vos semblables en temps de paix, ou par la passion homicide des mêmes en la guerre venue.

      Autour de nos salles réservées venaient trotter les vieillards de l’hospice d’à côté en bonds inutiles et disjoints. Ils s’en allaient crachoter leurs cancans avec leurs caries d’une salle à l’autre, porteurs de petits bouts de ragots et médisances éculées. Ici cloîtrés dans leur misère officielle comme au fond d’un enclos baveux, les vieux travailleurs broutaient toute la fiente qui dépose autour des âmes à l’issue des longues années de servitude. Haines impuissantes, rancies dans l’oisiveté pisseuse des salles communes. Ils ne se servaient de leurs ultimes et chevrotantes énergies que pour   se nuire encore un petit peu et se détruire dans ce qui leur restait de plaisir et de souffle.

      Ce n’est point qu’elle fût laide, madame Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain des gestes un peu trop rapides ou un peu trop furtifs.

      Quand la haine des hommes ne comporte aucun risque, leur bêtise est vite convaincue, les motifs viennent tout seuls.

      Mes petits collègues n’échangeaient point d’idées entre eux. Rien que des formules, fixées, cuites et recuites comme des croûtons de pensées. « Faut pas s’en faire ! » qu’ils disaient. « On les aura !… » « L’ Agent général est cocu !… » « Les nègres faut les tailler en blagues à tabac ! », etc.

       N’importe quoi, dans la vanité, c’est mieux que rien du tout.

      Les morpions de la troupe les tracassent comme tout le monde les Sœurs. Elles vont pour mieux se gratter relever leur robe à l’abri des paravents où le mort du matin n’arrive pas à se refroidir tellement qu’il a chaud encore lui aussi.

      C’est l’âge aussi qui vient peut-être, le traître, et nous menace du pire. On n’a plus beaucoup de musique en soi pour faire danser la vie, voilà. Toute la jeunesse est allée mourir déjà au bout du monde dans le silence de vérité. Et où aller dehors, je vous le demande, dès qu’on n’a plus en soi la somme suffisante de délire ? La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi.

      Toujours j’avais redouté d’être à peu près vide, de n’avoir en somme aucune sérieuse raison pour exister. À présent j’étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel. Dans ce milieu trop différent de celui où j’avais de mesquines habitudes, je m’étais à l’instant comme dissous. 

       Philosopher n’est qu’une autre façon d’avoir peur et ne porte guère qu’aux lâches simulacres.

       Elle leur cache tout la vie aux hommes. Dans le bruit d’eux-mêmes ils n’entendent rien. Ils s’en foutent. Et plus la ville est grande et plus elle est haute et plus ils s’en foutent.

       Contre l’abomination d’être pauvre, il faut avouons-le, c’est un devoir, tout essayer, se saouler avec n’importe quoi, du vin, du pas cher, de la masturbation, du cinéma. On ne saurait être difficile, « particulier » comme on dit en Amérique.

       C’est cela l’exil, l’étranger, cette inexorable observation de l’existence telle qu’elle est vraiment pendant ces longues heures lucides, exceptionnelles dans la trame du temps humain, où les habitudes du pays précédent vous abandonnent, sans que les autres, les nouvelles, vous aient encore suffisamment abruti.

       Un autre pays, d’autres gens autour de soi, agités d’une façon un peu bizarre, quelques petites vanités en moins, dissipées, quelque orgueil qui ne trouve plus sa raison, son mensonge, son écho familier, et il n’en faut pas davantage, la tête vous tourne, et le doute vous attire, et l’infini s’ouvre rien que pour vous, un ridicule petit infini et vous tombez dedans…

Le voyage c’est la recherche de ce rien du tout, de ce petit vertige pour couillons…

       La guerre avait brûlé les uns, réchauffé les autres, comme le feu torture ou conforte, selon qu’on est placé dedans ou devant. Faut se débrouiller voilà tout.

       Dans cette foule presque personne ne parlait l’anglais. Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance, souvent battues. De leur masse montait l’odeur d’entrejambes urineux comme à l’hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort.

      (…) les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l’esprit n’est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s’y trouve vraiment trop mal. C’est déjà presque une âme qui vous parle. C’est pas responsable une âme.

        Les études ça vous change, ça fait l’orgueil d’un homme. Il faut bien passer par là pour entrer dans le fond de la vie. Avant, on tourne autour seulement. On se prend pour un affranchi mais on bute dans des riens. On rêve de trop. On glisse sur tous les mots. Ça n’est pas ça. Ce n’est rien que des intentions, des apparences. Faut autre chose au résolu.

        Quand on habite à Rancy, on se rend même plus compte qu’on est devenu triste. On a plus envie de faire grand-chose, voilà tout. À force de faire des économies sur tout, à cause de tout, toutes les envies vous sont passées.

        Cent ivrognes mâles et femelles peuplent ces briques et farcissent l’écho de leurs querelles vantardes, de leurs jurons incertains et débordants, après les déjeuners du samedi surtout. C’est le moment intense dans la vie des familles. Avec la gueule on se défie et des verres plein le nez. Papa manie la chaise, faut voir, comme une cognée, et maman le tison comme un sabre ! Gare aux faibles alors ! C’est le petit qui prend. Les torgnoles aplatissent au mur tout ce qui ne peut pas se défendre et riposter : enfants, chiens ou chats. Dès le troisième verre de vin, le noir, le plus mauvais, c’est le chien qui commence à souffrir, on lui écrase la patte d’un grand coup de talon. Ça lui apprendra à avoir faim en même temps que les hommes. On rigole bien à le voir disparaître en piaulant sous le lit comme un éventré. C’est le signal. Rien ne stimule les femmes éméchées comme la douleur des bêtes, on n’a pas toujours des taureaux sous la main. (…) Les enfants dans l’horreur glapissent. Ils découvrent tout ce qu’il y a dans Papa et Maman ! Ils attirent sur eux la foudre en gueulant.

        L’esprit est content avec des phrases, le corps c’est pas pareil, il est plus difficile lui, il lui faut des muscles. C’est quelque chose de toujours vrai un corps, c’est pour cela que c’est presque toujours triste et dégoûtant à regarder.

        Autant pas se faire d’illusions, les gens n’ont rien à se dire, ils ne se parlent que de leurs peines à eux chacun, c’est entendu. Chacun pour soi, la terre pour tous. Ils essaient de s’en débarrasser de leur peine, sur l’autre, au moment de l’amour, mais alors ça ne marche pas et ils ont beau faire, ils la gardent tout entière leur peine, et ils recommencent, ils essaient encore une fois de la placer. « Vous êtes jolie, Mademoiselle », qu’ils disent. Et la vie les reprend, jusqu’à la prochaine où on essaiera encore le même petit truc. « Vous êtes bien jolie, Mademoiselle !… »

       Autour des platanes vadrouillent les petits enfants barbouillés et ventrus, attirés, eux aussi, par le disque. Personne ne lui résiste au fond à la musique.

       Au kiosque, les journaux du matin pendent avachis et jaunes un peu déjà, formidable artichaut de nouvelles en train de rancir.

Un chien, dessus, fait pipi, vite, la gérante somnole.

Un autobus à vide fonce vers son dépôt. Les idées aussi finissent par avoir leur dimanche ; on est plus ahuri encore que d’habitude. On est là, vide. On en baverait. On est content. On a rien à causer, parce qu’on fond il ne vous arrive plus rien, on est trop pauvre, on a peut-être dégoûté l’existence ? Ça serait régulier.

      C’est plus compliqué et plus pénible que la défécation notre effort mécanique de la conversation. Cette corolle de chair bouffie, la bouche, qui se convulse à siffler, aspire et se démène, pousse toutes espèces de sons visqueux à travers le barrage puant de la carie dentaire, quelle punition ! Voilà pourtant ce qu’on nous adjure de transposer en idéal. C’est difficile. Puisque nous sommes que des enclos de tripes tièdes et mal pourries nous aurons toujours du mal avec le sentiment. Amoureux ce n’est rien c’est tenir ensemble qui est difficile.

     Ils rajeunissent c’est vrai plutôt du dedans à mesure qu’ils avancent les pauvres, et vers leur fin pourvu qu’ils aient essayé de perdre en route tout le mensonge et la peur et l’ignoble envie d’obéir qu’on leur a donnée en naissant ils sont en somme moins dégoûtants qu’au début. Le reste de ce qui existe sur la terre c’est pas pour eux ! Ça les regarde pas ! Leur tâche à eux, la seule, c’est de se vider de leur obéissance, de la vomir. S’ils y sont parvenus avant de crever tout à fait alors ils peuvent se vanter de n’avoir pas vécu pour rien.

     On est accablé du sujet de sa vie entière dès qu’on vit seul. On en est abruti. Pour s’en débarrasser on essaie d’en badigeonner un peu tous les gens qui viennent vous voir et ça les embête. Être seul c’est s’entraîner à la mort.

     C’est bon les villes inconnues ! C’est le moment et l’endroit où on peut supposer que les gens qu’on rencontre sont tous gentils. C’est le moment du rêve.

      Ils en ont des pitiés les gens, pour les invalides et les aveugles et on peut dire qu’ils en ont de l’amour en réserve. Je l’avais bien senti, bien des fois, l’amour en réserve. Y en a énormément. On peut pas dire le contraire. Seulement c’est malheureux qu’ils demeurent si vaches avec tant d’amour en réserve, les gens. Ça ne sort pas, voilà tout. C’est pris en dedans, ça reste en dedans, ça leur sert à rien. Ils en crèvent en dedans, d’amour.

      On en sort des humiliations quotidiennes en essayant (…) de se mettre à l’unisson des gens riches, par les mensonges, ces monnaies du pauvre.

      Un fou, ce n’est que les idées ordinaires d’un homme mais bien enfermées dans une tête. Le monde n’y passe pas à travers sa tête et ça suffit. Ça devient comme un lac sans rivière une tête fermée, une infection.

      La grande fatigue de l’existence n’est peut-être en somme que cet énorme mal qu’on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément  soi-même, c’est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d’avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le sous-homme claudicant qu’on nous a donné.

      On a beau dire et prétendre, le monde nous quitte bien avant qu’on s’en aille pour de bon.

      Tant qu’à s’ennuyer, le moins fatiguant, c’est encore de le faire avec des habitudes bien régulières.

      Avec les mots on ne se méfie jamais suffisamment, ils ont l’air de rien les mots, pas l’air de dangers bien sûr, plutôt de petits vents, de petits sons de bouche, ni chauds, ni froids, et facilement repris dès qu’ils arrivent par l’oreille par l’énorme ennui gris mou du cerveau. On ne se méfie pas d’eux des mots et le malheur arrive.

Des mots, il y en a des cachés parmi les autres, comme des cailloux. On les reconnaît pas spécialement et puis les voilà qui vous font trembler pourtant toute la vie qu’on possède et tout entière, et dans son faible et dans son fort… C’est la panique alors… Une avalanche… On en reste là comme un pendu, au-dessus des émotions… C’est une tempête qui est arrivée, qui est passée, bien trop forte pour vous, si violente qu’on l’aurait jamais crue possible rien qu’avec des sentiments… Donc, on ne se méfie jamais assez des mots, c’est ma conclusion.

 Extraits proposés par Daniel Fanguin 

 

Voyage au bout de la nuit

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