Flâneries poétiques 2021

En ces temps de pandémie la poésie reste la plus sûre manière de voyager.

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Avenue Louise Michel 

J'ai fait un rêve saugrenu 
Tu descendais nue l'avenue 
      Louise Michel 
T'avais les hanches d'un violon 
Il semblait que sous tes talons 
      Fondait le gel 
Tu t'avançais d'un pas léger 
Comme un oiseau qu'aurait marché 
      Dessus ses oeufs 
Un vieil abbé pudiquement 
Pendu au bras de son amant 
      Baissait les yeux 
Les terrasses étaient déjà pleines 
Un métro de mauvaise haleine 
      Ouvrait sa gueule 
Tu volais sur les boulevards 
Je regardais les gens te voir 
      Avec orgueil 
Pas un passant jeta sa veste 
Ni tenta le zeste d'un geste 
      C'était si beau 
Tombées des toits, ces gouttes d'eau 
En perles ruisselant tout au 
      Long de ton dos 

J'ai fait un rêve saugrenu 
Tu descendais nue l'avenue 
      Louise Michel 
Au balcon sifflotait un peintre 
Et tu passais digne et sans crainte 
      Sous son échelle 
Emoustillés par ton reflet 
Des pêcheurs lançaient leurs filets 
      Depuis la rive 
Personne n'a crié au scandale 
L'aveugle qui a dit "À poil !" 
      Il était ivre 
Les enfants grimpaient sur les murs 
J'écoutais monter leurs murmures 
      Derrière ta traîne 
Fou Dieu ! Cette statue, elle bouge ! 
Le vent a sculpté à la gouge 
      Ce cul de reine 
Frôlant la fontaine Wallace 
Ton cul ennobli a pris place 
      Près du bassin 
Les gens ont bissé le pigeon 
Venu achever son plongeon 
      Entre tes seins 
Pour ne pas déranger ton repos 
J'ai mis mes bras entre ta peau 
      Et la margelle 
Et moi riant et toi si nue 
On a remonté l'avenue 
      Louise Michel

Et moi riant et toi si nue 
On a remonté l'avenue 
      Louise Michel

                         Allain LEPREST

 


       Bilou
 
Qu'est c'que t'as franginette ? C'est drôle, t'es plus la même 
Celle qui tachait ma piaule d'éclaboussures de robes 
Qui s'gavait de Beatles et de choux à la crème 
Qui lisait les Claudines à ch'val derrière ma mob 
Dans ton blouson d'marlou 
       Bilou 
Pourquoi t'as maquillé tes lèvres à la craie blanche ? 
Ta bouche où fleurissaient des musiques si rouges 
Des gros mots merveilleux, des rires en avalanches 
Des internationales pour emmerder les bourges 
Des baisers pour les loups 
      Bilou 
Qu'est c'que t'as ma jumelle ? C'est-y ça l'mal du siècle ? 
Se fuir du mal à cause d'avoir du mal aux autres 
S'arracher tant de larmes qu'on se retrouve à sec 
Voir un été pourri, se dire que c'est d'sa faute 
Crécher dans un igloo 
       Bilou 
Bilou ma belle idiote, ça s'rait trop moche, dis 
Si ça couvait aussi chez toi cette langueur 
Qu'est comme une maladie qu'est pas une maladie 
Qu'on croit qu'ça vient du cœur et qu'on n'a rien au cœur 
Qu'un invisible clou 
      Bilou 
Bilou, le feu follet la plus courue d'mes boums 
Le bonheur sur ta peau a retourné sa veste 
Le bar du Saint-Amand, le café aux loukoums 
Le temps se fait la paire en accrochant les restes 
Au clocher d'Saint-Maclou 
       Bilou 
Qu'est c'que t'as ma jumelle, qu'on croit inguérissable 
Qui use les regards dans des boîtes de kleenex 
Qu'enlise chaque pas sous des tonnes de sable 
Qui sert du bouillon fade dans des verres en pyrex 
Qui rend les photos floues ? 
      Bilou 
Bilou fais un effort, je te jure que tu ris 
Rire, c'est ça, tu t'rappelles, tu vois c'est pas si dur 
Regarde la pluie s'barrer au cul du car-ferry 
Le vent lèche tes joues peintes de confiture 
Pour un peu j's'rais jaloux 
      Bilou Bilou... Bilou

                         Allain LEPREST

 


La gitane

Je la voyais danser, danser 
La gitane sur le paquet 
Des cigarettes de papa 
Elle avait une robe en papier 
Les yeux bleus comme la fumée 
Et la peau couleur de tabac 
Eh, señorita SEITA 
Ce soir je vais craquer pour toi 
L'accordéon de mes poumons 
Sur cette fine silhouette 
Et ses castagnettes muettes 
Dans la nuit noire du goudron 
Viens me donner à la tétine 
Ces paroles de nicotine 
Qui mettent ma gorge au supplice 
Quand cent mille bouches te baisent 
Du bout filtre jusqu'à la braise 
Dans un champ de papier maïs 
Descend jusqu'au fond du mégot 
Chanter du rocko-flamenco 
En grattant mes cordes vocales 
Danser les pieds nus dans la cendre 
Allumer ma bouche et entendre 
Battre mon cœur de caporal 
O belle brune qui se fume 
Dans ce siècle où tout se consume 
Entre nos doigts jaunes et se jette 
O toi qui portera mon deuil 
Demain couché dans le cercueil 
De mon étui de cigarettes 

O toi qui portera mon deuil 
Demain couché dans le cercueil 
De mon étui de cigarettes

                         Allain LEPREST
 

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À la mémoire de Zulma

Elle était riche de vingt ans,
Moi j’étais jeune de vingt francs,
Et nous fîmes bourse commune,
Placée, à fonds perdu, dans une
Infidèle nuit de printemps…

La lune a fait un trou dedans,
Rond comme un écu de cinq francs,
Par où passa notre fortune :
Vingt ans ! vingt francs !… et puis la lune !

                                  Tristan Corbière


La Pipe au poète

Je suis la Pipe d’un poète,
Sa nourrice, et : j’endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées

Viennent se heurter à son front,
Je fume… Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.

… Je lui fais un ciel, des nuages,
La Mer, le désert, des mirages ;
Il laisse errer là son œil mort…

Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
– Et je sens mon tuyau qu’il mord…

– Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
… Et je me sens m’éteindre. – Il dort.

– Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu’au bout
Mon Pauvre !… la fumée est tout
– S’il est vrai que tout est fumée…

                                    Tristan Corbière


Fleur d’art

Oui. – Quel art jaloux dans Ta fine histoire !
Quels bibelots chers ! – Un bout de sonnet,
Un cœur gravé dans ta manière noire,
Des traits de canif à coups de stylet. –

Tout fier mon cœur porte à la boutonnière
Que tu taillas un petit bouquet
D’immortelle rouge. – Encor ta manière –
C’est du sang en fleur. Souvenir coquet.

Allons, pas de pleurs à notre mémoire !
– C’est la male mort de l’amour, ici.
Foin du myosotis, vieux sachet d’armoire !

Double femme, va !… Qu’un âne te braie !
Si tu n’étais fausse, eh, serais-tu vraie ?
L’amour est un duel : – bien touché ! Merci.

                                          Tristan Corbière
 

Sonnet à Sir Bob
Chien de femme légère, braque anglais pur sang.

Beau chien, quand je te vois caresser ta maîtresse,
Je grogne malgré moi - pourquoi ? - Tu n'en sais rien...
- Ah, c'est que moi - vois-tu - jamais je ne caresse,
Je n'ai pas de maîtresse, et... ne suis pas beau chien.

- Bob ! Bob ! - Oh ! le fier nom à hurler d'allégresse !...
Si je m'appelais Bob... Elle dit Bob si bien !...
Mais moi je ne suis pas pur sang. - Par maladresse,
On m'a fait braque aussi... mâtiné de chrétien.

- Ô Bob ! nous changerons, à la métempsycose :
Prends mon sonnet, moi ta sonnette à faveur rose ;
Toi ma peau, moi ton poil - avec puces ou non...

Et je serai Sir Bob - Son seul amour fidèle !
Je mordrai les roquets, elle me mordrait, Elle !...
Et j'aurai le collier portant Son petit nom.

                                                         Tristan Corbière

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La mort de l’aigle
 
Quand l'aigle a dépassé les neiges éternelles,
À ses larges poumons il veut chercher plus d'air 
Et le soleil plus proche en un azur plus clair 
Pour échauffer l'éclat de ses mornes prunelles.
 
Il s'enlève. Il aspire un torrent d'étincelles. 
Toujours plus haut, enflant son vol tranquille et fier, 
Il plane sur l'orage et monte vers l'éclair 
Mais la foudre d'un coup a rompu ses deux ailes.
 
Avec un cri sinistre, il tournoie, emporté 
Par la trombe, et, crispé, buvant d'un trait sublime 
La flamme éparse, il plonge au fulgurant abîme.
 
Heureux qui pour la Gloire ou pour la Liberté, 
Dans l'orgueil de la force et l'ivresse du rêve, 
Meurt ainsi d'une mort éblouissante et brève !

                         José-Maria de HEREDIA

 

La sieste
 
Pas un seul bruit d'insecte ou d'abeille en maraude, 
Tout dort sous les grands bois accablés de soleil 
Où le feuillage épais tamise un jour pareil 
Au velours sombre et doux des mousses d’émeraude.
 
Criblant le dôme obscur, Midi splendide y rôde 
Et, sur mes cils mi-clos alanguis de sommeil, 
De mille éclairs furtifs forme un réseau vermeil 
Qui s'allonge et se croise à travers l'ombre chaude.
 
Vers la gaze de feu que trament les rayons, 
Vole le frêle essaim des riches papillons 
Qu'enivrent la lumière et le parfum des sèves ;
 
Alors mes doigts tremblants saisissent chaque fil, 
Et dans les mailles d'or de ce filet subtil, 
Chasseur harmonieux, j'emprisonne mes rêves.

                         José-Maria de HEREDIA

 

Pan
 
À travers les halliers, par les chemins secrets 
Qui se perdent au fond des vertes avenues, 
Le Chèvre-pied, divin chasseur de Nymphes nues, 
Se glisse, l'oeil ardent, sous les hautes forêts.
 
Il est doux d'écouter les soupirs, les bruits frais 
Qui montent à midi des sources inconnues 
Quant le Soleil, vainqueur étincelant des nues, 
Dans la mouvante nuit darde l'or de ses traits.
 
Une Nymphe s'égare et s'arrête. Elle écoute 
Les larmes du matin qui pleuvent goutte à goutte 
Sur la mousse. L'ivresse emplit son jeune coeur.
 
Mais, d'un seul bond, le Dieu du noir taillis s'élance, 
La saisit, frappe l'air de son rire moqueur, 
Disparaît... Et les bois retombent au silence.

                         José-Maria de HEREDIA
 

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Sonnet madrigal

J’ai voulu des jardins pleins de roses fleuries,
J’ai rêvé de l’Éden aux vivantes féeries,
De lacs bleus, d’horizons aux tons de pierreries ;
Mais je ne veux plus rien ; il suffit que tu ries.

Car, roses et muguets, les lèvres et tes dents
Plus que l’Éden, sont but de désirs imprudents,
Et tes yeux sont des lacs de saphir, et dedans
S’ouvrent des horizons sans fin, des cieux ardents.

Corps musqués sous la gaze où l’or lamé s’étale,
Nefs, haschisch… j’ai rêvé l’ivresse orientale.
Et mon rêve s’incarne en ta beauté fatale.

Car, plus encor qu’en mes plus fantastiques vœux,
J’ai trouvé de parfums dans l’or de tes cheveux,
D’ivresse à m’entourer de tes beaux bras nerveux.

                                                          Charles Cros 

 

Triolets fantaisistes

Sidonie a plus d’un amant,
C’est une chose bien connue
Qu’elle avoue, elle, fièrement.
Sidonie a plus d’un amant
Parce que, pour elle, être nue
Est son plus charmant vêtement.
C’est une chose bien connue
Sidonie a plus d’un amant.

Elle en prend à ses cheveux blonds
Comme, à sa toile, l’araignée
Prend les mouches et les frelons.
Elle en prend à ses cheveux blonds.
Vers sa prunelle ensoleillée
Ils volent, pauvres papillons.
Comme, à sa toile, l’araignée
Elle en prend à ses cheveux blonds.

Elle en attrape avec les dents
Quand le rire entrouvre sa bouche
Et dévore les imprudents.
Elle en attrape avec les dents.
Sa bouche, quand elle se couche,
Reste rose et ses dents dedans.
Quand le rire entrouvre sa bouche
Elle en attrape avec les dents.

Elle les mène par le nez,
Comme fait, dit-on, le crotale
Des oiseaux qu’il a fascinés.
Elle les mène par le nez.
Quand dans une moue elle étale
Sa langue à leurs yeux étonnés,
Comme fait, dit-on, le crotale
Elle les mène par le nez.

Sidonie a plus d’un amant,
Qu’on le lui reproche ou l’en loue
Elle s’en moque également.
Sidonie a plus d’un amant.
Aussi, jusqu’à ce qu’on la cloue
Au sapin de l’enterrement,
Qu’on le lui reproche ou l’en loue,
Sidoine aura plus d’un amant.

                                    Charles Cros.

 

Coin de tableau

Sensation de Haschisch

Tiède et blanc était le sein.
Toute blanche était la chatte.
Le sein soulevait la chatte.
La chatte griffait le sein.

Les oreilles de la chatte
Faisaient ombre sur le sein.
Rose était le bout du sein,
Comme le nez de la chatte.

Un signe noir sur le sein
Intrigua longtemps la chatte ;
Puis, vers d’autres jeux, la chatte
Courut, laissant nu le sein.

                                        Charles Cros