Pierre Loti - Au Maroc

© Daniel Fanguin

Pierre Loti

 

Au Maroc

 

Extraits

Au maroc

 

26 mars 1889 

Des côtes sud de l’Espagne, d’Algésiras, de Gibraltar, on aperçoit là-bas, sur l’autre rive de la mer, Tanger la Blanche. 

Elle est tout près de notre Europe, cette première ville marocaine, posée comme en vedette sur la pointe la plus nord de l’Afrique ; en trois ou quatre heures, des paquebots y conduisent, et une grande quantité de touristes y viennent chaque hiver. Elle est très banalisée aujourd’hui, et le sultan du Maroc a pris le parti d’en faire le demi-abandon aux visiteurs étrangers, d’en détourner ses regards comme d’une ville infidèle. 

Vue du large, elle semble presque riante, avec ses villas alentour bâties à l’européenne dans des jardins ; un peu étrange encore cependant, et restée bien plus musulmane d’aspect que nos villes d’Algérie, avec ses murs d’une neigeuse blancheur, sa haute casbah crénelée, et ses minarets plaqués de vieilles faïences. 

C’est curieux même comme l’impression d’arrivée est ici plus saisissante que dans aucun des autres ports africains de la Méditerranée. Malgré les touristes qui débarquent avec moi, malgré les quelques enseignes françaises qui s’étalent çà et là devant des hôtels ou des bazars, — en mettant pied à terre aujourd’hui sur ce quai de Tanger au beau soleil du midi, — j’ai le sentiment d’un recul subit à travers les temps antérieurs... 

 

Déjà on entend les tambourins et les musettes. Toute la matinée, des musiciens, des sorciers, des fous, rôdent autour de notre camp ; et aussi des pauvres et des pauvresses ramassant les vieilles pattes de poulet, les os de mouton, tous les débris de nos orgies, sur la terre détrempée de ce cimetière. 

... 

Escortés de nos gardes, toujours, et précédés de l’étendard rouge, nous nous avançons vers la ville, qu’il va falloir traverser dans sa plus grande largeur. (Malgré le bon accueil incontestable, malgré les cadeaux et les sourires, nous suivons l’avis des sages, qui est de ne jamais faire un pas sans escorte, et de ne jamais s’en aller seul à plus de cent mètres des tentes ; c’est du reste la recommandation du sultan lui-même, qui redoute pour ses hôtes chrétiens l’égarement de quelques fanatiques.) 

... 

Nous entrons par une série de vieilles portes ogivales, toujours pataugeant dans les flaques de boue gluante, que les pieds de nos chevaux font jaillir en gerbe contre les murailles. Tout est sombre et sinistre aujourd’hui, dans ces ruines mouillées. Chaque petite rue bien étroite, bien tortueuse, est un cloaque, un ruisseau immonde où notre passage remue des puanteurs. Rien que des gens encapuchonnés de blanc grisâtre, vêtus de guenilles grises, avec des jambes nues, jaunes et boueuses. Ils se rangent, se garent dans des portes, de peur de nos éclaboussures, et nous regardent avec indifférence ; leurs figures, généralement belles, ont je ne sais quoi de sombre et de fermé ; en eux-mêmes, ils poursuivent un vieux rêve religieux que nous ne pouvons plus comprendre. Ces gens, évidemment, ne sont pas ceux qui nous ont reçus hier dans les champs, musique en tête ; on avait recruté je ne sais où ces manifestants de bienvenue, ceux-ci n’ont même pas la curiosité de nous voir. 

... 

Dans le bazar, qui est couvert et obscur, les passages sont si étroits que nos chevaux, à la file, accrochent les étalages. Les marchands, accroupis dans leurs petites niches, en vêtements blancs, en turbans blancs, paraissent détachés des commerces de ce monde et insouciants des acheteurs. 

... 

Oh ! les jardins merveilleux ! des bois d’orangers qui embaument ; et des palmiers, et de grands cactus arborescents au feuillage bleu, et des géraniums rouges, et des grenadiers, des figuiers, des oliviers ; tout cela d’un vert admirablement printanier, d’un vert tout neuf d’avril. Et dans le luxe exubérant de cette végétation, les plantes d’Europe se mêlent à celles d’Afrique ; parmi les aloès, il y a de hautes bourraches bleues fleuries à profusion ; des acanthes, au feuillage marbré de blanc, poussent en fouillis, s’élèvent à huit ou dix pieds ; des ciguës et des fenouils dépassent la tête de nos chevaux, et les vieux murs, les palissades, sont tapissés de liserons et de pervenches. 

(...) Et les sentiers que nous suivons sont des cloaques immondes, dont rien dans nos pays ne peut donner l’idée ; jusqu’au-dessus des genoux, nos chevaux enfoncent dans une espèce de bouillie grasse ; par instants, ils trébuchent sur un crâne de bœuf, sur une carcasse de chien, sur un tibia ; et, à chaque pas : floc, floc, les éclaboussures noires jaillissent. 

... 

Toujours pas d’arbres, rien que des tapis de fleurs ; si loin que la vue s’étende, d’incomparables bigarrures sur la plaine ; mais on a tellement abusé de cette expression « tapis de fleurs » pour des prairies ordinaires, qu’elle a perdu la force qu’il faudrait pour exprimer ceci : des zones absolument roses de grandes mauves larges ; des marbrures blanches comme neige, qui sont des amas de marguerites ; des raies magnifiquement jaunes, qui sont des traînées de boutons d’or. (...) Et sur les collines, où la terre est plus sèche, c’est un autre genre de parure ; là, c’est la région des lavandes ; des lavandes si pressées, si uniformément fleuries à l’exclusion de toute autre plante, que le sol est absolument violet, d’un violet cendré, d’un violet gris ; on dirait ces collines recouvertes de ces peluches nouvelles aux teintes doucement atténuées, et c’est un contraste singulier avec l’éclat si franc des prairies. Quand on foule aux pieds ces lavandes, une odeur, saine et forte se dégage des tiges froissées, imprègne les vêtements, imprègne l’air. Et des milliers de papillons, de scarabées, de mouches, de petits êtres ailés quelconques, sont là qui circulent, bourdonnent, se grisent de bonne odeur et de lumière. 

Des fantasias incessantes, tout le long de notre route, qui dure encore deux heures : 

D’abord tous les cavaliers s’élancent en avant, très loin — deux ou trois cents à la fois — toujours étranges, ainsi vus de dos, encapuchonnés en pointe, et d’une blancheur uniforme sous leurs burnous traînants ; ici, on ne voit pas leurs chevaux, qui s’enfoncent et disparaissent dans les herbages et dans les fleurs ; alors on ne s’explique plus bien ces gens en longs voiles, fuyant avec des vitesses de rêve ; et puis ce ciel discret de printemps, et la blancheur de ces costumes, au milieu de toutes ces fleurs blanches, éveillent je ne sais quel sentiment de procession religieuse, de fêtes de jeunes filles, de « mois de Marie... ». 

Brusquement, tous ensemble, ils se retournent ; alors apparaissent les visages de bronze des hommes, et les têtes ébouriffées des chevaux, et toutes les couleurs éclatantes des vêtements et des selles. À un commandement rauque, jeté par les chefs, ils reviennent ventre à terre, par petits groupes de front, au galop infernal, lancés sur nous... Brrr !... brrr !... De chaque côté de notre colonne, ils passent, ils passent debout sur leurs étriers, lâchant toutes leurs rênes à leurs bêtes emballées, agitant en l’air leurs longs fusils, au bout de leurs bras nus échappés des burnous qu’emporte le vent. Et chaque cavalier de chaque peloton qui nous croise pousse son cri de guerre, fait feu de son arme, la lance après dans le vide, et d’une seule main la rattrape au vol... À peine avons-nous eu le temps de les voir, que les suivants arrivent ; il en vient d’autres, et d’autres, comme dans les défilés sans fin au théâtre ; brrr !... brrr !... cela passe en tonnerre, avec toujours ces mêmes cris rauques, avec toujours ce même bruit des asphodèles qui se couchent et se froissent comme sous le vent d’une rafale... 

... 

Nous sommes maintenant en plein marché ; sous les pieds de tout ce monde, qui se range à peu près pour nous faire place, il y a une couche de chameaux agenouillés, d’ânons endormis, qui, eux, ne se dérangent pas. Il y a toute sorte de denrées saugrenues, étalées par terre sur des morceaux de nattes ; il y a une infinité de petites tentes, toutes basses, sous lesquelles on vend des aromates, du safran, du jujube, des couleurs pour teindre les laines des moutons et les ongles des dames ; il y a une boucherie sinistre où s’alignent sans fin des espèces de potences de bois supportant des bêtes écorchées, des débris de toute forme fétides et noirs, des poumons, des entrailles ; on vend aussi du bétail sur pied, des chevaux, des bœufs, et des esclaves, aux enchères, à la criée. On entend de tous côtés les petites sonnettes des vendeurs d’eau, qui ont leur marchandise sur les reins dans une outre poilue et qui offrent à boire à tout le monde dans un même verre pour un floue (un septième de sou). Et des vieilles femmes presque nues promènent au bout de longs bâtons ces chiffons blancs qui sont, au Maroc, l’enseigne des pauvresses mendiantes. (...) 

 

 

Vers midi, nous faisons halte, pour déjeuner, au village de ce caïd. Il ressemble à tous les autres villages marocains. Les chaumières, en terre séchée, y sont basses, recouvertes de roseaux, et entourées de haies épineuses en cactus bleuâtres. Des cigognes y ont bâti des nids sur tous les toits, et des sauterelles bruissent partout alentour. 

... 

Après deux heures de route, nous rencontrons les cavaliers des Beni-Hassem qui nous attendent. 

Des brigands en effet : à leur aspect, il n’y a pas à s’y méprendre. 

Mais des brigands superbes ; les plus belles figures de bronze que nous ayons encore vues, les plus belles attitudes, les plus beaux bras musculeux, les plus beaux chevaux. Des mèches de cheveux longs qui s’échappent de leurs turbans au-dessus des oreilles contribuent à donner je ne sais quoi d’inquiétant à leurs physionomies. Leur chef s’avance, très souriant, pour tendre la main au ministre. (...) 

Il est un type remarquable de vieux bandit, ce chef des Beni-Hassem. Sa barbe, ses cheveux, ses sourcils, d’un blanc de neige, tranchent en très clair sur le jaune de momie du reste de son visage ; son profil d’aigle est d’une distinction suprême. Il monte un cheval blanc couvert d’un tapis de soie rose-fleur-de-pêcher, avec bride et harnais de soie rose, selle à fauteuil en velours rose et grands étriers niellés d’or. Il est tout de blanc vêtu, comme un saint, dans des flots de transparente mousseline. Quand il étend le bras pour donner des poignées de main, son geste découvre une double manche pagode adorable, d’abord celle de sa chemise en gaze de soie blanche, puis celle de sa robe de dessous, également en soie et d’un vieux vert céladon tout à fait exquis. En vérité, on croirait voir les doigts effilés et les manchettes éteintes de quelque marquise douairière sortir des burnous de ce vieux détrousseur. 

Nous apercevons plus loin la réserve de ses cavaliers, les plus beaux et les plus riches, qu’il avait laissés là-bas par habileté de mise en scène, pour nous les faire surgir en ouragan du fond de la plaine. Ils arrivent sur nous à fond de train, avec des hurlements féroces, admirables ainsi, vus de face, à travers la fumée de leur fusillade, dans leur ivresse de bruit et de vitesse. Il y a des turbans déroulés qui s’envolent, des harnais qui se rompent, des fusils qui éclatent. Et la terre s’émiette sous les sabots de leurs chevaux, on en voit sauter de tous côtés des parcelles noires qui semblent de la mitraille... 

Faut-il qu’ils aient détroussé des voyageurs, pour pou voir s’offrir un tel luxe ! toutes les brides et tous les harnais sont en soie d’une couleur merveilleusement assortie à la robe du cheval et au costume du cavalier : bleu, rose, vert-d’eau, saumon, amarante ou jonquille. Tous les étriers sont niellés d’or. Tous les chevaux ont sur le poitrail des espèces de lambrequins très longs, en velours, magnifiquement brodés d’or, maintenus par de larges agrafes d’argent ciselé ou de pierreries. Comme nous prenons en pitié maintenant ces pauvres fantasias des premiers jours, aux environs de Tanger, qui nous avaient semblé jolies ! 

Son déjeuner aussi, à ce vieux chef, est sauvage, comme son territoire, comme sa tribu. Par terre, sur le tapis de fleurs jaunes, dans un lieu quelconque au milieu de la plaine infinie, il nous offre du couscous noir, avec des moutons cuits tout entiers, servis sur de grands plats de bois. Et tandis que nous arrachons, avec nos mains, des lambeaux de chair à ces monstrueux rôtis, des suppliants viennent encore égorger devant le ministre un bélier, qui ensanglante les herbages autour de nous. 

... 

Enfin, voici le chef retardataire qui arrive au-devant de nous avec sa troupe. Il s’excuse beaucoup, il était à poursuivre trois brigands Zemours très redoutés dans le pays ; il les a capturés avec leurs chevaux. Ils sont maintenant ligotés en lieu sûr, dans sa maison, d’où ils seront conduits à Fez pour y être mis au supplice du sel, comme la loi le commande. Tandis que nous continuons à grimper très péniblement sous la pluie, avec des glissades et des chutes, dans ces affreuses petites vallées toutes pareilles, aux parois de terre grise, je me fais conter en détail ce supplice du sel, qui est de tradition fort ancienne. 

Voici, c’est le barbier du sultan qui en est chargé. Dans un lieu public, sur la place du marché de préférence, on lui amène le coupable, garrotté solidement. Avec un rasoir, il lui taille à l’intérieur de chaque main, dans le sens de la longueur, quatre fentes jusqu’à l’os. En étendant la paume, il fait ensuite bâiller le plus possible les lèvres de ces coupures saignantes, et les remplit de sel. Puis il referme la main ainsi déchiquetée, introduit le bout de chaque doigt replié dans chacune des fentes, et, pour que cet arrangement atroce dure jusqu’à la mort, coud pardessus le tout une sorte de gant bien serré, en peau de bœuf mouillée qui se rétrécira encore en séchant. La couture achevée, on ramène le supplicié dans son cachot, où, par exception, on lui donne à manger, pour que cela dure. Dès le premier moment, en plus de la souffrance sans nom, il a cette angoisse de se dire que ce gant horrible ne sera jamais retiré, que ses doigts engourdis dans la plaie vive n’en sortiront jamais, que personne au monde n’aura pitié de lui, que ni jour ni nuit il n’y aura trêve à ses crispations ni à ses hurlements de douleur. — Mais le plus effroyable, à ce qu’il paraît, ne survient que quelques jours plus tard, — quand les ongles, poussant au travers de la main, entrent toujours plus avant dans cette chair fendue... Alors, la fin est proche : les uns meurent du tétanos, les autres parviennent à se briser la tête contre les murs... 

... 

Nous commençons à entrer dans la foule : vêtements de laine grise, toujours, burnous gris et capuchons baissés. On nous regarde simplement et, à mesure que nous passons, on se met en marche pour nous suivre ; mais les figures demeurent indifférentes, indéchiffrables ; il n’est pas possible d’y mêler une expression de sympathie ou de haine. Et d’ailleurs toutes les bouches sont closes ; aujourd’hui, c’est partout ce même silence de sommeil qui pèse sur ce peuple, sur ces villes, sur ce pays entier, chaque fois qu’il n’y a pas ivresse momentanée de mouvement et de bruit. 

Voici maintenant la tête d’une double ligne de cavaliers, rangés jusqu’à perte de vue, jusqu’aux portes de la ville sans doute, pour nous faire la haie d’honneur. Cavaliers superbes, en tenue de fête, les costumes toujours savamment assortis aux harnachements des chevaux : sur des selles vertes, des cafetans roses ; sur des selles jaunes, des cafetans violets ; sur des selles orange, des cafetans bleus. Et les transparentes mousselines de laine, qui les enveloppent de leurs plis drapés, éteignent ces nuances, les harmonisent dans une uniforme pâleur de voiles, font de tous ces cavaliers des personnages presque blancs dont on n’aperçoit que par échappées les dessous magnifiques, les éclatantes couleurs. 

Leur double alignement forme une sorte d’imposante avenue, large d’une trentaine de mètres, qui se prolonge en avant de nous très loin, et où nous sommes seuls, séparés de la foule, toujours grossissante à droite et à gauche dans les champs verts. Les têtes de ces cavaliers et celles de leurs chevaux sont tournées vers nous ; ils restent immobiles, tandis que, derrière eux, la multitude grise s’agite immensément, dans un silence qui devient presque une gène ; elle nous suit, à mesure que nous passons, comme si nous l’attirions par quelque aimant pour la traîner après nous ; aussi va-t-elle toujours s’épaississant et débordant de plus en plus dans la plaine. Comme pour notre entrée à Czar, il y a des gens à pied et des gens à cheval ; d’autres qui sont trois ou quatre ensemble, jambes pendantes, sur un ânon ou sur une mule : des pères ont amené avec eux plusieurs petits accrochés à leur burnous, les uns en croupe, les autres à califourchon sur le cou de leur bête. La terre, labourée et molle, amortit le bruit de tous ces pas, et les bouches continuent d’être muettes, tandis que les yeux nous regardent. C’est une variété très étrange de silence, qui est pleine de piétinements assourdis, de frôlements de manteaux, de respirations innombrables. De temps en temps une ondée de quelques secondes s’abat sur nos têtes, comme un arrosage rapide et furtif, puis s’arrête, emportée par une rafale ; le déluge menaçant ne se décide pas à tomber et la voûte demeure aussi noire. Là-bas, les murailles de Fez montent de plus en plus dans le ciel, prennent un aspect formidable qui rappelle Damiette ou Stamboul. 

Parmi ces milliers de burnous gris, pareillement troués et salis, parmi ces milliers de figures obstinément fixées sur nous, qui nous suivent derrière la haie de cavalerie, je remarque un homme à barbe déjà blanche, monté sur une mule maigre, qui est beau comme un dieu ; parmi les plus beaux, avec une distinction suprême, et deux grands yeux de flamme. C’est un propre frère du sultan, qui est là, en manteau râpé, pêle-mêle avec des gens du plus bas peuple. Et, au Maroc, on trouve cela tout naturel : les sultans, à cause du grand nombre des épouses de leur père, ont une quantité considérable de frères et de sœurs auxquels il n’est pas toujours possible de donner des richesses ; et, d’ailleurs, pour beaucoup de ces descendants du Prophète, le grand rêve religieux suffit à remplir l’existence, et volontiers ils vivent pauvres, dédaigneux du bien-être sur la terre. 

... 

Dans l’avenue humaine, toujours ouverte devant nous, des personnages magnifiques, sur des chevaux lancés au galop, viennent les uns après les autres à notre rencontre (...) c’est d’abord le «lieutenant de l’introducteur des ambassadeurs», tout de vert habillé sur un cheval noir harnaché de soie jaune or ; puis, c’est le vieux caïd Belaïl, bouffon de la cour, vêtu de rose tendre ; sa large figure de nègre, très sinistrement drôle, est surmontée d’un ruban en pyramide, en poire, imitant la forme des toits du Kremlin ; puis d’autres grands dignitaires accourent aussi, des ministres, des vizirs. Tous portent de longs cimeterres dorés, dont la poignée est faite d’une corne de rhinocéros, et qui sont attachés en bandoulière, par des cordes et des glands de soie d’une admirable variété de nuances. 

Nous allons passer devant une musique qui fait la haie, elle aussi, encadrée dans les rangs de l’infanterie écarlate. Elle est bien étrange de costume et d’aspect. Des figures nègres, et de longues robes jusqu’à terre, tombant droit, faisant ressembler ces hommes à d’immenses vieilles femmes en peignoir ; leurs couleurs sont extravagantes, sans le moindre voile pour les atténuer, et rangées au contraire comme à dessein pour s’aviver encore les unes par les autres : une robe pourpre à côté d’une robe bleu de roi ; une robe orange entre une robe violet-évêque et une robe verte. Sur le fond neutre des foules environnantes, et parmi les cavaliers voilés de mousseline, ils forment le groupe le plus bizarrement éclatant que j’aie jamais vu dans aucun pays du monde. (...) 

 

 

De tous les gîtes qui m’ont abrité au courant de ma vie, aucun n’a jamais été plus sinistre que celui-ci, ni d’un accès moins banal. Et jamais n’a été plus brusque ni plus complète l’impression de dépaysement, de changement de moi-même en un autre personnage d’un monde différent et d’une époque antérieure. 

Autour de moi, il y a la sombre ville sainte, sur laquelle vient de descendre une nuit froide, épaissie d’une pluie d’hiver. Au coucher du soleil, Fez a fermé les portes de ses longs remparts crénelés ; puis, toutes ses vieilles portes intérieures, la divisant en une infinité de quartiers qui, le soir, ne communiquent plus entre eux. 

Et j’habite dans un des quartiers de Fez-Bâli (Fez-le-Vieux), ainsi nommé par opposition avec Fez-Djedid (Fez-le-Neuf), lequel Fez-le-Neuf est déjà un nid de hiboux datant de six ou huit siècles. 

Ce Fez-Bâli est un dédale de rues couvertes, obscures, qui s’enchevêtrent en tous sens, entre de grandes murailles noirâtres. Et, dans toute la hauteur de ces maisons inaccessibles, presque jamais de fenêtres ; des petits trous seulement, mais grillés avec soin. Quant aux portes, renfoncées sous des embrasures profondes, elles sont si basses, qu’il faut se courber en deux pour y entrer ; et puis, bardées de fer toujours, avec des clous énormes, des piquants, des verrous, des serrures, et de lourds frappoirs usés par les mains ; tout cela déformé, rouillé, déjeté, — millénaire. 

De tant de petites rues entre-croisées, la plus étroite, je crois, et la plus noire, est la mienne. On y pénètre par une ogive basse, et il y fait presque nuit en plein jour ; elle est jonchée d’immondices, de souris mortes, de chiens morts ; le sol y est creusé, au milieu, en forme de ruisseau et on y enfonce jusqu’à mi-jambe dans une boue liquide. Elle a juste un mètre de largeur ; lorsque deux personnages, toujours encapuchonnés ou voilés de laine blanche comme des fantômes, s’y rencontrent par hasard, ils sont obligés de se plaquer l’un et l’autre aux murailles ; et lorsque je passe à cheval, les gens qui viennent en sens inverse sont forcés de reculer ou d’entrer sous des portes, car mes étriers, de droite et de gauche, raclent les maisons. Par le haut, la voie se rétrécit encore, à la façon des pièges à rats ; les murs croulants se rejoignent, laissant à peine çà et là glisser entre eux une lueur pâle, comme dans le fond des puits. (...) 

 

Ç’a toujours été mon amusement préféré et ma grande ressource contre la monotonie de vivre, ces dépaysements complets, ces transformations. — Et ce soir, je cherche à m’amuser de ce costume arabe, de cette pensée surtout que j’habite en pleine ville sainte, dans une inaccessible maisonnette... Eh bien, non, la dominante, malgré moi, est une tristesse immense que je n’attendais pas ; un regret pour le foyer de France ; un regret presque enfantin, me gâtant le charme de cette étrangeté nouvelle ; le sentiment du suaire de l’Islam tombé sur moi de tous côtés, m’enveloppant de ses vieux plis lourds, sans un coin soulevé pour respirer l’air d’ailleurs, et beaucoup plus oppressant à porter que je ne l’aurais cru... 

... 

Longtemps nous marchons, à la file, sous cette pluie obstinée qui rend plus lugubre le labyrinthe des petites rues obscures. Le plus souvent, nous avons de l’eau ou de la boue liquide jusqu’aux genoux de nos bêtes, qui glissent sur des pierres, s’enfoncent dans des trous, manquent vingt fois de s’abattre. 

Souvent il faut se plier en deux, sous des voûtes si basses que l’on risque de s’y rompre la tête. À chaque instant il faut s’arrêter, se garer dans une porte ou reculer jusqu’à un tournant, pour laisser passer d’autres mules chargées, ou bien des chevaux, des ânons. 

Nous traversons des bazars couverts, où il fait perpétuellement une espèce de demi-crépuscule ; là, nous sommes frôlés par toute sorte de gens et d’objets ; nous écrasons des passants contre des maisons, et toujours nous raclons avec nos étriers les vieilles murailles. 

Enfin nous sommes au but de notre course : une grande cour de mauvais aspect, vieille, caduque, comme tout ce qui est Fez, et entourée de porches massifs qui la font ressembler à un préau de prison : c’est le marché aux esclaves — que les chrétiens ne doivent pas voir. 

Il est vide aujourd’hui, ce marché ; nous avions été mal renseignés ; sans doute il n’y a pas eu d’arrivages du Soudan, car on ne vendra personne, nous dit-on, d’ici deux ou trois jours. 

 

À la suite d’Edriss, nous continuons donc notre route, toujours sans parler, dans l’enchevêtrement des rues, qui nous font l’effet de se rétrécir et de s’assombrir encore davantage. 

Et voici un grand murmure de voix qui nous arrive, de voix priant et psalmodiant ensemble, sur un rythme toujours égal, avec un recueillement immense. En même temps, dans le dédale noir, apparaît une clarté blanche ; elle sort d’une grande porte ogivale, devant laquelle Edriss, notre guide, qui a beaucoup ralenti sa marche, se retourne pour nous regarder. Nous l’interrogeons d’un signe imperceptible : « C’est cela, n’est-ce pas ? » De la même manière, par un clignement d’yeux, il répond : « Oui. » Et nous passons le plus lentement possible pour mieux voir. 

Cela, c’est Karaouïn, la mosquée sainte, la Mecque de tout le Maghreb, où, depuis une dizaine de siècles, se prêche la guerre aux infidèles, et d’où partent tous les ans ces docteurs farouches, qui se répandent dans le Maroc, en Algérie, à Tunis, en Égypte, et jusqu’au fond du Sahara et du noir Soudan. Ses voûtes retentissent nuit et jour, perpétuellement, de ce même bruit confus de chants et de prières ; elle peut contenir vingt mille personnes, elle est profonde comme une ville. Depuis des siècles on y entasse des richesses de toute sorte, et il s’y passe des choses absolument mystérieuses. Par la grande porte ogivale, nous apercevons des lointains indéfinis de colonnes et d’arcades, d’une forme exquise, fouillées, sculptées, festonnées avec l’art merveilleux des Arabes. Des milliers de lanternes, des girandoles, descendent des voûtes, et tout est d’une neigeuse blancheur, qui répand un rayonnement jusque dans la pénombre des longs couloirs. Un peuple de fidèles en burnous est prosterné par terre, sur les pavés de mosaïques aux fraîches couleurs, et le murmure des chants religieux s’échappe de là, continu et monotone comme le bruit de la mer... 

... 

La pluie reste menaçante ; des nuages de tempête, chassés par un grand vent, courent dans le ciel avec les nuées d’oiseaux, laissant voir par places un peu de ce bleu intense qui indique seul le pays de lumière où nous sommes. Les murailles, les tours, sont hérissées partout de leurs créneaux pointus, qui font en l’air comme des rangées de peignes aux dents méchantes ; elles paraissent gigantesques, nous enfermant de tous côtés comme dans une citadelle aux dimensions excessives, fantastiques ; le temps leur a donné une couleur gris doré très extraordinaire ; elles sont lézardées, déchiquetées, branlantes ; elles produisent sur l’esprit l’impression d’une antiquité tout à fait perdue dans la nuit. Deux ou trois cigognes, perchées entre des créneaux sur des pointes, regardent en bas cette foule ; et une mule, grimpée je ne sais comment sur une des tours, avec sa selle à fauteuil en drap rouge, regarde aussi. (...) 

Encore quelques minutes d’attente et de silence. Et, tout à coup, un frémissement de religieuse crainte parcourt la haie des soldats. La musique, avec ses grands cuivres et ses tambourins, entonne quelque chose d’assourdissant et de lugubre. Les cinquante petits esclaves noirs se mettent à courir, à courir, pris d’un affolement subit, se déploient en éventail comme un vol d’oiseaux, comme une grappe d’abeilles qui essaiment. Et là-bas, dans la pénombre de l’ogive, que nous regardons toujours, sur un cheval blanc superbe que tiennent quatre esclaves, se dessine une haute momie blanche à figure brune, toute voilée de mousseline ; on porte au-dessus de sa tête un parasol rouge de forme antique, comme devait être celui de la reine de Saba, et deux géants nègres, l’un en robe rose, l’autre en robe bleue, agitent des chasse-mouches autour de son visage. (...) 

Enfin voici, arrêté là tout près de nous, ce dernier fils authentique de Mahomet, bâtardé de sang nubien. Son costume, en mousseline de laine fine comme un nuage, est d’une blancheur immaculée. Son cheval aussi est tout blanc ; ses grands étriers sont d’or ; sa selle et son harnais de soie sont d’un vert d’eau très pâle, brodés légèrement de plus pâle or vert. Les esclaves qui tiennent le cheval, celui qui porte le grand parasol rouge, et les deux — le rose et le bleu — qui agitent des serviettes blanches pour chasser autour du souverain des mouches imaginaires, sont des nègres herculéens, qui sourient farouchement ; déjà vieux tous, leurs barbes grises ou blanches tranchant sur le noir de leurs joues. Et ce cérémonial d’un autre âge s’harmonise avec cette musique gémissante, cadre on ne peut mieux avec ces immenses murailles d’alentour, qui dressent dans l’air leurs créneaux délabrés... 

Cet homme, qu’on a amené devant nous dans un tel apparat, est le dernier représentant fidèle d’une religion, d’une civilisation en train de mourir. Il est la personnification même du vieil Islam ; — car on sait que les musulmans purs considèrent le sultan de Stamboul comme un usurpateur presque sacrilège et tournent leurs yeux et leurs prières vers le Maghreb, où réside pour eux le vrai successeur du Prophète. 

À quoi bon une ambassade à un tel souverain, qui reste, comme son peuple, immobilisé dans les vieux rêves humains presque disparus de la terre ? Nous sommes absolument incapables de nous entendre ; la distance entre nous est à peu près celle qui nous séparerait d’un calife de Cordoue ou de Bagdad ressuscité après mille ans de sommeil. Qu’est-ce que nous lui voulons, et pourquoi l’avons-nous fait sortir de son impénétrable palais ?... 

 

Sa figure brune, parcheminée, qu’encadrent les mousselines blanches, a des traits réguliers et nobles ; des yeux morts, dont on voit paraître le blanc, en dessous de la prunelle à demi cachée par la paupière ; son expression est une mélancolie excessive, une suprême lassitude, un suprême ennui. Il a l’air doux, et il l’est réellement au dire de ceux qui l’approchent. (Au dire des gens de Fez, il l’est même trop : il ne fait pas voler assez de têtes pour la sainte cause de l’Islam.) Mais c’est sans doute une douceur relative, comme on l’entendait chez nous au moyen âge, une douceur qui ne se sensibilise pas outre mesure devant du sang répandu, quand cela est nécessaire, ni devant une rangée de têtes humaines accrochées en guirlande au-dessus des belles ogives, à l’entrée d’un palais. Certes, il n’est pas cruel ; avec ce regard doucement triste, il ne peut pas l’être ; comme son pouvoir divin lui en donne le droit, il châtie quelquefois durement, mais on dit qu’il aime encore mieux faire grâce. Il est prêtre et guerrier ; et il est l’un et l’autre à l’excès ; pénétré de sa mission céleste autant qu’un prophète, chaste au milieu de son sérail, fidèle aux plus pénibles observances religieuses et très fanatique par hérédité, il cherche à copier Mahomet le plus possible ; on lit d’ailleurs tout cela dans ses yeux, sur son beau visage, et dans son attitude majestueusement droite. Il est quelqu’un que nous ne pouvons plus, à notre époque, ni comprendre, ni juger ; mais il est assurément quelqu’un de grand, qui impose... 

Et là, devant nous, gens d’un autre monde rapprochés de lui pour quelques minutes ; il a je ne sais quoi d’étonné et de presque timide qui donne à sa personne un charme singulier, tout à fait inattendu. 

... 

Une dernière porte, et nous entrons dans les jardins du sultan. Des vergers plutôt, de grands vergers à l’abandon, enfermés entre des murailles en ruine. Mais des vergers d’orangers, qui sont exquis dans leur tristesse et embaumés de la plus suave odeur. Les avenues sont recouvertes de berceaux de vigne et pavées de marbre blanc, de bien antiques dalles usées et verdies. Les arbres, très âgés, portent en même temps leurs fruits dorés et leurs fleurs blanches. En dessous, croissent les herbes sauvages. Par endroits, cela tourne au marais, à la savane. 

 

Il y a çà et là de vieux kiosques mélancoliques, où, le sultan vient se reposer avec ses femmes. Les arabesques en sont effacées par la chaux blanche. 

De l’ensemble se dégage comme une mélancolie de cimetière. Que de belles créatures cloîtrées, choisies parmi les plus superbes jeunes filles de tout le Maghreb, ce bois d’orangers a dû voir passer, s’ennuyer, se faner et mourir ! 

... 

Une des complications de l’existence dans cette ville est de ne pouvoir jamais sortir seul, même en costume arabe ; on risquerait quelque mauvaise aventure, et puis, surtout, ce ne serait pas comme il faut, le décorum exigeant que l’on soit toujours précédé d’un domestique ou de deux, bâton en main, pour faire faire place. On ne peut pas sortir à pied non plus, par convenance d’abord, et pour ne pas enfoncer jusqu’aux genoux dans les boues, pour ne pas se faire écraser, contre les murs trop resserrés, par les mules chargées ou par les beaux cavaliers fiers. Et alors, avec l’indolence des gens de service, faute d’une monture quelconque sellée à l’heure dite, on est les trois quarts du temps prisonnier dans sa propre maison. 

Chaque matin, je vais déjeuner chez le ministre avec les autres officiers de l’ambassade. Mais il me serait impossible d’y dîner le soir, à cause du retour à la nuit tombée ; à cause des quartiers qui se ferment, interrompant les communications entre nous. 

Mais j’ai pour voisin, presque porte à porte, le docteur Løøø — celui qui a bien voulu me prêter la maison que j’habite, — nous dînons ensemble chaque soir. Je vais à pied jusque chez lui, marchant les jambes bien écartées, mes babouches touchant les murs des deux côtés de la rue, pour éviter le ruisseau noir du milieu. À sa porte, qui est aussi basse et sombre que la mienne, je me frappe généralement le front en entrant. Et ensuite, je reviens aux lanternes, précédé de mes deux domestiques, Mohammed et Selem, me barricader, dès huit heures, dans ma maison millénaire. De l’autre côté de ma cour intérieure, ils habitent l’appartement symétrique du mien. Derrière leurs portes de cèdre absolument semblables aux miennes, ils se font du thé toute la nuit, et chantent des chansons avec accompagnement de guitare. Le matin, quand j’ouvre ma chambre, en face de moi ils ouvrent la leur, me disent bonjour, mettent leurs burnous et vont se promener. Ni par argent, ni par menaces, je n’obtiendrai jamais qu’ils me servent un peu mieux. En général ils me laissent seul au logis, obligé, quand j’entends dans le lointain résonner le lourd frappoir de ma porte, obligé de descendre moi-même mon escalier de tourelle pour ouvrir au visiteur. 

Si je raconte ces petites choses, c’est quelles donnent la mesure des difficultés de la vie pour un Européen égaré à Fez, même lorsqu’il s’y trouve comme moi dans des conditions exceptionnellement confortables. (...) 

Les grands dîners commenceront seulement la semaine prochaine ; ce ne sont encore que des collations, mais des collations pantagruéliques, toujours comme étaient chez nous celles du moyen âge. Sur des tables, ou par terre, sont préparées de grandes cuves, en porcelaine d’Europe ou du Japon, remplies, en pyramides, de fruits, de noix pelées, d’amandes, de « sabots de gazelle », de confitures, de bonbons au safran. Des voiles, en gaze de couleurs éclatantes lamées d’or, recouvrent ces montagnes de choses, qui suffiraient à deux cents personnes. Des carafes bleues ou roses, peinturlurées, chargées de dorures, contiennent une eau détestable, terreuse et fétide, qu’il faut se garder de boire. Nous sommes assis sur des tapis, des coussins brodés, ou sur des chaises européennes d’un style passé, Empire ou Louis XVI. Le service est fait par des esclaves noirs, ou par des espèces de janissaires armés de longs sabres courbés, et coiffés de tarbouchs pointus. 

Jamais de café ni de cigarettes, car le sultan en a défendu l’usage, et dans son édit contre le tabac il a été même jusqu’à comparer la dépravation de goût des fumeurs à celle d’un homme qui mangerait de la viande de « cheval mort ». 

Rien que du thé, et la fumée odorante, un peu grisante aussi, de ce bois précieux des Indes, que l’on brûle devant nous dans des réchauds d’argent. Partout, les hauts samovars à la russe, et le même thé à la menthe, à la citronnelle, excessivement sucré. 

Il est de bon ton d’en reprendre trois fois, et c’est là un usage pénible, car, à chaque tour de plateau, on change entre les différents convives les tasses qui ont servi, après avoir impitoyablement reversé dans la théière ce qui restait au fond. 

Durant ces visites nous ne voyons jamais les femmes, cela va sans dire, mais nous sommes constamment regardés par elles. Chaque fois que nous nous retournons, nous sommes sûrs d’apercevoir, au fond de quelque trèfle dissimulé dans les arabesques du mur, au fond de quelque meurtrière étroite, ou au-dessus de quelque rebord de terrasse, des paires d’yeux très longs et très peints qui nous examinent curieusement, et qui s’évanouissent, disparaissent dans l’ombre, dès que nos regards se croisent... 

... 

Dans les pays d’Islam, le vendredi est pour le peuple, comme chez nous le dimanche, un jour de repos et de toilette. Aussi des femmes, plus nombreuses que de coutume et mieux parées, arrivent par les petites portes de ces espèces de guérites qui sont les sommets des escaliers de leurs maisons ; émergent l’une après l’autre sur les toits, en se secouant comme des oiseaux ; émaillent partout de leurs éclatants costumes les vieilles terrasses grises. 

Grises, toutes ces terrasses, incolores plutôt, d’une nuance neutre et morte, indifférente, qui change avec le temps et le ciel. Jadis blanchies de chaux jusqu’à perdre leur forme sous ces couches amoncelées ; puis recuites au soleil, calcinées par les brillantes chaleurs, ravinées par les pluies, jusqu’à devenir presque noirâtres. Un peu tristes, les hauts promenoirs de ces femmes. Et partout, sur ma terrasse à moi comme chez mes belles voisines, les vieux petits murs bas sur lesquels on s’accoude, et qui servent de parapet pour ne pas tomber dans le vide, sont couronnés de lichens, de saxifrages et de fleurettes jaunes. 

Elles se promènent par groupes, ces femmes ; ou bien s’asseyent pour causer sur les rebords des murs, jambes pendantes au-dessus des cours et des rues ; ou bien s’étendent, nonchalamment renversées, les bras, relevés sur la nuque. D’une maison à l’autre, elles se visitent, par escalade, à l’aide de petites échelles quelquefois, ou de planches improvisant des ponts. Les négresses, sculpturales, ont aux oreilles de grands anneaux d’argent ; leurs robes sont blanches ou roses, des foulards encadrent le noir de leurs visages ; leurs voix rieuses sonnent comme des crécelles, en gaités drôles de singes. Les Arabes blanches, leurs maîtresses, portent des tuniques de soie brochées d’or, atténuées sous des tulles brodés ; leurs manches, longues et larges, laissent libres leurs beaux bras nus cerclés de bracelets ; de hautes ceintures, en soie lamée d’or, raides comme des bandes de carton, soutiennent leurs gorges ; sur tous les fronts il y a des ferronnières, faites d’une double rangée de sequins d’or, ou de perles, ou de pierreries, et par dessus est posée l’hantouze, la haute mitre enroulée toujours de foulards en gaze d’or, dont les bouts pendent et flottent par derrière, mêlés à la masse des cheveux dénoués ; elles marchent la tête rejetée en arrière, les lèvres ouvertes sur les dents blanches ; elles ont un balancement des hanches un peu exagéré et d’une voluptueuse lenteur ; leurs yeux, déjà très grands et très noirs, sont réunis et allongées jusqu’aux tempes avec de l’antimoine : plusieurs sont peintes, non pas au carmin, mais au vermillon pur, comme par recherche sauvage de l’invraisemblance ; leurs joues, semblent passées au minium épais ; et sur leurs bras, sur leurs fronts paraissent des tatouages bleus. 

Tout ce luxe, qui se voile uniformément de blanc grisâtre quand il s’agit de se promener comme de mystérieux fantômes en bas dans le dédale des petites rues boueuses, ici s’étale complaisamment en pleine lumière. Cette ville, qui paraît si maussade et si noire à qui la parcourt sans lever la tête, déploie toute sa vie féminine élégante le soir sur ses toits, à ces heures dorées de la fin du jour. Maîtresses ou esclaves, sans distinction de castes, se promènent pêle-mêle, riant ensemble, et souvent enlacées avec une apparence d’égalité complète. 

Du reste, aucun voile sur ces visages qui dans la rue sont si soigneusement cachés ; aussi les hommes ne doivent-ils jamais monter sur les terrasses de Fez. 

Je commets, moi, une action tout à fait inconvenante, en restant assis sur la mienne... Mais je suis étranger ; et je puis feindre de ne pas savoir... 

... 

On s’est battu, cette nuit, au camp du sultan (qui commence à se former sous les murs de la ville pour l’expédition prochaine). Il s’agissait d’une mule que deux escadrons se disputaient. De minuit à une heure du matin on s’est tiré des coups de fusil ; il y a eu une vingtaine de blessés et quatre morts, que nous avons vu emporter en tas sur une civière. 

Le temps splendide, la fête de lumière continuent. Le ciel est d’un bleu d’indigo pur, et la chaleur augmente. Aux puanteurs de la ville se mêlent des parfums suaves, des bouffées de fleurs d’oranger venues des jardins. Je m’habitue à ma petite maison, qui ne me paraît plus du tout sinistre. Dans la partie que j’habite, j’ai fait laver toutes les mosaïques et passer de la chaux blanche aux murs. (Dans des recoins j’ai découvert de nouvelles petite portes menant à des couloirs, à des niches, à des oubliettes ; pour faire disparaître quelqu’un, tout cela serait excellent.) Je trouve très naturelle ma petite porte basse avec ses ferrures de l’an 1000, et je ne m’étonne plus de mon étroite rue noire. Je m’habitue à mon quartier, et mes voisins aussi s’habituent à moi, ne me regardent plus. Bien que ce soit incorrect et que cela gêne les belles dames du voisinage, je commence à me tenir beaucoup sur ma terrasse, surtout à l’heure sainte du Maghreb, quand les pavillons blancs se hissent sur les mosquées, quand les mouedzens apparaissent en haut des minarets pour chanter la prière et que les grandes montagnes s’assombrissent dans leurs nuances violettes et roses du soir. 

Je sais qui est ce voisin dont la maison est si enchevêtrée avec la mienne. C’est un riche personnage, un amin, quelque chose comme un payeur général de l’armée du sultan. Ce que j’entends piler chez lui tous les matins et tous les soirs, d’une façon continue qui m’intriguait si fort, c’est du sucre et de la cannelle, pour faire des bonbons à ses enfants, qui sont très nombreux. La vie si murée de ce pays a des dessous d’une parfaite bonhomie patriarcale quand on la regarde de près. —Le soir, à travers les planchers, m’arrivent les voix des enfants et des femmes de cet amin, et cela me tient compagnie. 

Je m’habitue à mes longs vêtements d’Arabe, à la manière élégante de tenir mes mains dans mes voiles et de draper mes burnous. Et, très souvent, je reviens traîner mes babouches aux alentours de la mosquée de Karaouïn, dans ce labyrinthe du bazar, qui a pris, sous ce beau soleil, un aspect si différent de celui des premiers jours. 

Ce soir, avec mon compagnon habituel, le capitaine H. de Vøøø, en Arabes tous deux, nous venions d’entrer au marché des esclaves. Il n’y avait personne dans la triste cour. Et, comme nous nous informions si on ferait des affaires bientôt (c’est généralement à la tombée de la nuit, après l’heure de la prière du Maghreb, que viennent ici les esclaves, les vendeurs, les acheteurs), on nous répondit : « Nous ne savons pas, mais il y a toujours cette négresse, dans ce coin, qui est à vendre. » 

 

Elle était assise, cette négresse, au bord d’une des niches qui sont creusées là comme des tanières dans l’épaisseur des vieux murs ; la tête basse, enveloppée d’un voile gris, la figure couverte, elle avait l’attitude de la consternation extrême. Et quand elle nous vit approcher, craignant sans doute d’être achetée, elle s’affaissa encore davantage. Nous la fîmes lever, pour la voir, comme c’est l’usage pour toute marchandise : c’était une petite fille de seize à dix-huit ans, dont les yeux pleins de larmes exprimaient un désespoir résigné mais sans bornes. Elle tortillait son voile dans ses deux mains et gardait la tête penchée vers la terre... Oh ! la pitié qu’elle nous fît, cette pauvre petite créature, qui s’était levée docilement pour se laisser examiner et qui attendait là son sort... À côté d’elle, assise dans la même niche, se tenait une vieille dame, au voile soigneusement fermé sur le visage, qui semblait appartenir à une classe distinguée, malgré son costume simple. C’était sa maîtresse, qui l’avait amenée là au marché pour la vendre. Nous demandâmes la mise à prix : cinq cents francs. Et la vieille dame, avec des larmes et une expression d’yeux aussi triste que celle de son esclave, nous expliqua qu’elle avait acheté cette enfant toute petite, qu’elle l’avait élevée ; mais qu’à présent, étant devenue veuve et pauvre, elle ne pouvait plus la nourrir et se voyait obligée de s’en défaire... Et ces deux femmes attendaient les acheteurs, l’attitude timide et humiliée, l’air aussi désespéré l’une que l’autre. On eût dit une mère qui venait vendre sa fille... 

... 

Le soir, au marché des esclaves, à l’heure sainte et déjà crépusculaire du Maghreb, on amène toute une bande de petites négresses, fraîchement capturées au Soudan et ayant encore leurs coiffures gommées, leurs grigris et leurs colliers de là-bas. Des vieillards en vêtements de riches, d’une blancheur de neige, les examinent, les palpent, leur étirent les bras, leur ouvrent la bouche, pour vérifier leurs dents. Finalement elles ne trouvent pas d’acquéreur et le marchand les ramène en troupeau mélancolique, tête baissée. En passant, elles me frôlent et, rien qu’avec leur aspect et leur senteur, elles me rappellent le Sénégal, tout un monde de souvenirs morts... 

... 

Sur le toit de ma maison, aux dernières lueurs du jour, je regarde de gros nuages d’orage envahir peu à peu le ciel, présageant la fin du beau temps. Ils sont d’une teinte de cuivre terni et les milliers de terrasses deviennent là-dessous d’un gris froid presque bleu. 

Comme elle m’est promptement devenue familière, la vue qu’on a, de là-haut, sur cette ville — d’où ne monte aucun roulement de voitures, aucun fracas de machines, — rien qu’un murmure confus de voix humaines, de hennissements de chevaux, et des bruits de métiers anciens : tissage d’étoffes ou martelage de cuivre. 

Vraiment, je sais déjà par cœur tout le petit train de la vie du soir au faîte des maisons. Je connais toutes mes voisines qui, l’une après l’autre, émergent par les petites portes, s’asseyent et restent là bizarrement colorées sur cette uniformité grisâtre, jusqu’à cette heure crépusculaire où les tours plaquées de faïences vertes des mosquées deviennent grises elles-mêmes, où tout se confond et s’éteint. Telle belle dame là-bas, généralement en robe bleue avec hennin jaune, arrive toujours suivie d’une négresse en robe orange, qui lui apporte une petite échelle pour monter sur le toit voisin, derrière lequel elle disparaît (??...). Telle autre, dans la direction de Karaouïn, escalade toute seule, en levant beaucoup les genoux, et enjambe une rue pour aller, sur une maison plus haute retrouver ses amies, qui sont bien une dizaine, tant négresses que blanches... Je sais où sont les nids des cigognes, qui claquent du bec, immobiles, sur leurs longues pattes. Je connais même différents chats du voisinage, qui se font des visites comme les dames, en escaladant des terrasses et en sautant par-dessus des rues. Et, enfin, je connais aussi ces nuées d’oiseaux noirs à bec jaune, semblables à des merles, qui se poursuivent tant que dure une lueur de jour, comme chez nous les martinets, en grands cercles tourbillonnants. 

... 

Il est réellement très moderne, ce tholba, très étudiant même, dans sa façon de comprendre la jeunesse, dans sa préoccupation constante des femmes et du plaisir. Évidemment il est quelqu’un d’exceptionnel parmi les tholbas. Et, par lui, je serai bientôt au courant de toute la vie galante de ce pays. 

Jamais je ne me serais imaginé que Fez était la ville d’Afrique où l’on mène le plus facilement cette vie-là. C’est que, en plus de tant de saints personnages, il y a ici un grand nombre de marchands de toute sorte ; une certaine fièvre de l’or, bien que très différente de la nôtre, sévit dans ces murs ; des gens, enrichis trop vite, — au retour, par exemple, de quelque caravane heureuse du Soudan, — se hâtent de jouir de la vie et d’épouser plusieurs jeunes filles ; ruinés l’année suivante, ils divorcent et s’en vont, abandonnant ces femmes à leurs ressources personnelles. Fez est donc rempli d’épouses divorcées qui vivent comme elles peuvent. Les unes habitent isolément, avec la tolérance des caïds de quartiers, et deviennent d’équivoques élégantes à haute tiare dorée. D’autres, descendues plus bas, se groupent sous le patronage de quelque vieille matrone ; mais les maisons de ces dernières sont des antres dangereux, situés toujours au-dessus de l’Oued-Fez (la rivière presque tout le temps souterraine qui alimente les jets d’eau et les ruisseaux). Et cette rivière, qui va ensuite arroser les orangers du sultan, roule si souvent des cadavres, grâce à ces dames, qu’on a été obligé de la barrer par un grillage de fer avant son arrivée dans les jardins. 

Il paraît que la manière irrésistible — et d’ailleurs traditionnelle, presque obligatoire — de se faire bien venir d’une belle divorcée, est de lui porter un pain de sucre (on ne se figure pas ce que les Marocains et les Marocaines sont gourmands de sucreries). 

Donc, à la tombée du jour, lorsque l’on voit passer le long des murailles un monsieur mystérieux, dissimulant un pain de sucre sous son burnous, on est très fondé à mettre en doute la pureté de ses intentions... 

À première vue, qui croirait qu’une telle ville peut renfermer, de si pitoyables et drolatiques petites choses ? 

... 

Oh ! le grouillement de ce bazar, le remuement silencieux de ces burnous, dans cette demi-obscurité confuse !... Les petites avenues, en dédale, s’en vont de travers, recouvertes de vieilles toitures en bois, ou bien de treillages en roseau sur lesquels s’enroulent des branches de vigne. Et là, tout le long, s’ouvrent les boutiques, grandes à peu près comme des niches, dans lesquelles se tiennent accroupis les vendeurs à turban, impassibles et superbes au milieu de leurs bibelots rares. C’est par quartiers, par séries, que les boutiques de même espèce sont groupées. Il y a la rue des marchands de vêtements, où les échoppes miroitent de soies roses, bleues, orange ou capucine, de broderies d’argent et d’or, et où stationnent les dames blanches, voilées et drapées en fantômes. Il y a la rue des marchands de cuirs, où pendent des milliers de harnachements multicolores pour les chevaux, les mulets ou les ânes ; toute sorte d’objets de chasse ou de guerre, de formes anciennes et étranges, poires à poudre pailletées d’argent et de cuivre, bretelles brodées pour les fusils et les sabres, sacs de voyage pour Caravanes, et amulettes pour traverser le désert. 

Puis la rue des marchands de cuivre, où du matin au soir, on entend, sur des plateaux ou des vases, marteler des arabesques. La rue des brodeurs de babouches, où toutes les petites niches sont remplies de velours, de perles et d’or. La rue des peintres d’étagères ; celle des forgerons, nus et noirs ; celle des teinturiers aux bras barbouillés d’indigo et de pourpre. Enfin le quartier des fabricants de fusils, des longs fusils à pierre, minces comme des roseaux, dont la crosse incrustée d’argent s’élargit à l’excès pour embrasser l’épaule. (Les Marocains ne songent nullement à modifier ce système adopté par leurs ancêtres ; la forme des fusils est immuable en ce pays comme toutes choses, et on croit rêver en voyant fabriquer encore de telles quantités de ces armes du vieux temps.) 

Elle bourdonne et grouille sourdement, la foule vêtue de laine grise, accourue de loin pour acheter ou revendre d’extraordinaires petites choses. Des sorciers font des conjurations ; des bandes armées passent en dansant la danse de guerre, avec des coups de fusil, au son des musettes tristes et des tambourins ; des mendiants montrent leurs plaies ; des nègres esclaves charroient des fardeaux ; des ânes se roulent dans la poussière. Le sol, de même nuance grisâtre que la foule, est semé d’immondices, de fientes d’animaux, de plumes de poules, de souris mortes, et tout ce monde, en babouches traînantes, piétine ces ordures. 

Comme cette vie est loin de la nôtre ! L’activité de ce peuple nous est aussi étrangère que son immobilité et son sommeil. À l’agitation de ces gens en burnous se mêle encore je ne sais quel détachement, quelle insouciance de tout, qui nous est inconnue. Les têtes encapuchonnées des hommes, les têtes voilées des femmes, poursuivent, à travers leurs marchandages, le même rêve religieux ; cinq fois par jour, ils font leur prière et songent avant tout à l’éternité et à la mort. Des mendiants sordides ont des yeux d’inspirés ; des pouilleux en lambeaux ont des attitudes nobles et des figures de prophètes... 

? Bâleuk ! Bâleuk ! C’est l’éternel cri des foules arabes. (Bâleuk ! signifie quelque chose comme : « gare ! ») 

Bâleuk ! quand passent en longues files les petits ânes, chargés de ballots tout en largeur qui accrochent les gens et les renversent. Bâleuk ! pour les chameaux à l’allure lente, qui se dandinent au bruit de leurs clochettes. Bâleuk ! pour les beaux chevaux de chefs, harnachés de merveilleuses couleurs, qui galopent et qui se cabrent. — Jamais on ne revient de ce bazar sans avoir été accroché par quelqu’un ou par quelque chose, heurté par un cheval ou sali par un ânon plein de poussière. Bâleuk

Des gens de toutes les tribus se mêlent et se croisent : des nègres du Soudan et des Arabes blonds ; des Berbères autochtones, musulmans sans conviction, dont les femmes ne se voilent que la bouche ; et des Derkaouas à turban vert, fanatiques sans merci, qui détournent la tête et crachent à la vue d’un chrétien. Tous les jours, on y rencontre « la sainte » qui prophétise dans quelque carrefour, les yeux hagards et les joues peintes de vermillon. Et le « saint », un vieillard complètement nu, sans même une ceinture, qui marche sans cesse comme le Juif errant, très vite à travers les foules, dans un empressement continuel, en marmottant des prières. De loin en loin, un petit recoin à ciel ouvert, une petite place où pousse un frais mûrier ou bien un énorme tronc de vigne plusieurs fois séculaire, tordant ses branches comme un faisceau de serpents. Et puis, on passe devant les fondaks, qui sont des espèces de caravansérails pour les marchands étrangers ; grandes cours à plusieurs étages, entourées de colonnades et de galeries en cèdre ajouré, et affectées chacune à un genre spécial de marchandises ; il y a le fondait des marchands de thé et de bois des Indes ; celui des marchands de tapis des provinces de l’Ouest ; celui des épices et celui de la soie ; celui des esclaves et celui du sel. (...) 

Seul, le matin de bonne heure, vêtu en Arabe, et à pied, bien que ce soit très bourgeois, je m’en vais au bazar, acheter de l’eau de rose et du bois odorant des Indes, afin de parfumer ma maison comme il est d’usage. — Et jamais je ne m’étais fait aussi complètement que ce matin l’amusante illusion d’être quelqu’un de Fez. 

Le bazar, qui vient à peine d’ouvrir ses milliers de petites boutiques est encore tranquille et presque désert ; les claies en joncs et les pampres toutes neuves des vignes, qui le recouvrent d’une interminable suite de berceaux, laissent filtrer du soleil matinal, tamisent de la lumière fraîche et gaie. Ces parfums, que je suis venu chercher, se vendent dans le même quartier que les soies non tissées et les perles. Et ce quartier est le plus coloré du bazar — dans le sens propre du mot couleur. — En longue et étroite perspective, dans l’enfilade des petites rues, s’alignent des milliers de choses accrochées aux couvercles relevés des niches où les vendeurs se tiennent blottis : ce sont des écheveaux de soie innombrables et des écheveaux de fils d’or ; ce sont des masses de perles dorées ou de perles roses ; ou bien de ces cordelières à glands (pour suspendre au cou des hommes les sabres ou les livres pieux) qui sont, comme je l’ai déjà dit, une des grandes élégances du costume arabe. Et des personnages, très nobles et très beaux sous leurs capuchons de moines blancs, se promènent sans bruit, en babouches, choisissant, parmi tant de cordelières pendues, telle nuance qui s’harmoniserait bien avec tel costume. 

Puis voici, devant une boutique de jouets d’enfants, une vieille grand-mère, voilée en fantôme mais aux yeux très bons, qui marchande une drôle de poupée pour sa petite-fille, bébé de quatre ou cinq ans, adorable avec des yeux de jeune chat angora, et des cheveux, des ongles déjà teints de rouge henné... Ce matin, tout se présente à moi sous des dehors de tranquillité et de naïve bonhomie. D’ailleurs tout le mystère, tout le sombre qui à première vue semble envelopper les choses, tombe bien vite dès qu’on se familiarise avec leur aspect. Je connais maintenant chaque recoin de ce bazar, et certains marchands, quand je passe, me disent bonjour, m’invitent à m’asseoir. 

... 

La « Sainte » s’est acharnée après moi, ce matin. Vêtue de loques de soie orange, les joues vermillonnées, les yeux dilatés et fous, elle me suit obstinément au sortir du bazar, en proférant à haute voix des choses incompréhensibles, qui me semblent être plutôt des bénédictions : évidemment elle s’est trompée à mes allures et à mes vêtements. Et, inquiet de la sentir derrière moi, je lui jette des pièces de monnaie pour qu’elle me laisse passer mon chemin... 

... 

Sur cette grande place, qui est une sorte de plaine carrée, s’agitent les burnous et les voiles, toute la foule encapuchonnée et masquée, blanchâtre ou grise, à laquelle les bergers en sayon de poil de chameau mêlent çà et là des tons bruns, et les ânes, des tons roux. Des femmes, par centaines, sont assises à terre, marchandes de pain, marchandes de beurre, marchandes de légumes, à visage invisible, enveloppé de mousseline. Et, derrière cette grande place et cette foule, il y a les hautes murailles de Fez, qui se dressent sombres et gigantesques, écrasant tout, les pointes de leurs créneaux découpées sur le ciel. Naturellement on entend les tambourins, les musettes. Çà et là, les capuchons pointus se pressent les uns contre les autres, font cercle compact autour de captivants spectacles : il y a les charmeurs de serpents ; il y a les gens qui s’enfoncent des lardoires dans la langue ; ceux qui s’entaillent le crâne ; ceux qui se retirent l’œil de l’orbite avec une palette de bois et se le déposent sur la joue ; toute la bohème et toute la truanderie. À moi, qui vais partir après-demain, ces choses déjà familières sembleront bientôt très étonnantes, quand je serai revenu dans notre monde moderne, et que je me les rappellerai de loin. En ce moment, je suis vraiment quelqu’un d’une époque passée, et je me mêle le plus naturellement du monde à cette vie-là, en tout semblable, je pense, à ce que devait être la vie des quartiers populaires à Grenade ou à Cordoue, du temps des Maures. (...) 

 

Un peu d’ombre et de fraîcheur, en passant sous les triples portes très épaisses des remparts. Dans les recoins de ces portes, des barbiers sont installés par terre, en train de tondre des gens de la campagne, crépus, à l’air sauvage, — dont l’un tient par les cornes, pendant qu’on le rase, deux béliers noirs. Et, dans un autre recoin, un praticien « tire du sang » à un berger (comme autrefois la saignée chez nous, cela guérit de tous les maux, et cela se fait derrière la nuque, en entaillant avec un rasoir jusqu’à l’os du crâne). Aujourd’hui, plus encore que de coutume, je me sens frappé de la sauvagerie, de ces abords de Fez, de leur silence, de leur air de morne abandon... 

... 

Les remparts des juifs sont aussi hauts et aussi crénelés que ceux des Arabes, leurs portes ogivales sont aussi grandes, avec les mêmes battants lourds bardés de fer. On ferme ces portes de bonne heure chaque soir ; des gardes d’Israël, à l’air méfiant, se tiennent dans les embrasures, ne laissant passer personne de suspect ; on sent qu’on vit dans cet antre en crainte perpétuelle des voisins, Arabes ou Berbères. 

Et, devant leur entrée de ville, est le dépôt général des bêtes mortes (une galanterie qu’on leur fait) : pour arriver chez eux, il faut passer entre des tas de chevaux morts, de chiens morts, de carcasses quelconques, qui pourrissent au soleil, répandant une odeur sans nom ; ils n’ont pas le droit de les enlever, — et il y a grand concert de chacals le soir sous leurs murs. — Dans leurs rues étroites, étroites à ne pouvoir passer, ils n’ont pas le droit non plus d’enlever les immondices rejetées des maisons ; pendant des mois s’entassent les os, les épluchures de légumes, les ordures, jusqu’à ce qu’il plaise à un édile arabe de les faire déblayer moyennant une grosse somme d’argent. — Dans ce quartier humide et obscur, il y a des puanteurs moisies tout à fait spéciales, et les visages des habitants sont tous blêmes. 

Deux ou trois personnages postés à cette entrée de ville me regardent arriver, curieux de ce que je viens chercher chez eux, me dévisageant avec des yeux roués et cupides, flairant déjà quelques affaires à conclure ; des figures chafouines, longues, étroites, blanchâtres ; des nez minces qui n’en finissent plus, et des cheveux longs et rares, — en tire-bouchons épars, crassissant des robes noires qui collent aux épaules pointues... 

... 

La nouvelle enceinte où cette porte me conduit, après une voûte obscure, est aussi grande, et imposante, et farouche que la première. Mais elle est, comme je m’y attendais, pleine de monde, et les abords en sont encombrés de chevaux, de mulets sellés à fauteuils, que l’on tient en mains. C’est qu’au fond, sous de vieilles ogives formant niches de pierre, les ministères fonctionnent, presque en plein vent, et avec très peu d’écrivains, très peu de papiers. 

Sous l’un de ces arceaux se tient le vizir de la guerre. Sous l’autre, le vizir de la justice rend sur l’heure des jugements sans appel ; autour de lui, des soldats, à grands coups de bâton, écartent la foule, et les accusés, les prévenus, les plaignants, les témoins, sans distinction aucune, lui sont amenés de la même façon, empoignés à la nuque par deux gardes athlétiques. 

Ces parages étant réputés peu sûrs pour les nazaréens, je m’arrête à l’entrée pour ne pas amener de complications diplomatiques. 

Du reste, à cette heure, c’est fini, comme je m’y attendais. L’un après l’autre, les vizirs, soutenus par des serviteurs, s’asseyent sur leurs mules pour s’en retourner chez eux. Barbes blanches, longs vêtements blancs, longs voiles blancs ; ils montent des mules blanches à selles de drap rouge, chacune tenue par quatre esclaves tout de blanc vêtus, avec de hauts bonnets rouges. Et, tandis que la foule s’écarte, ils s’en vont au pas tranquille, superbes comme de vieux prophètes, le regard en rêve sombre, neigeux dans leur blancheur, sur le fond des grands remparts, des grandes ruines... D’ailleurs, le soleil baisse, et, comme chaque soir, un vent froid se lève sous le ciel subitement jauni, s’engouffre dans les hautes ogives, siffle sur les vielles pierres... 

Derrière les vizirs, je rentre aussi. Une dernière fois je veux voir les merveilles de ma terrasse à l’heure sainte du Maghreb. 

... 

C’est au petit jour demain matin, que nous devons partir, le capitaine H. de Vøøø et moi. De la part du sultan, on nous a donné à chacun une tente, une mule choisie, une selle arabe ; plus, une tente pour nos serviteurs, un caïd pour nous guider, huit mules et muletiers pour porter nos bibelots et nos bagages... 

Aux lanternes aussi, je trouve l’ambassade installée comme d’habitude, dans le jardin d’orangers qui embaume, sous la véranda du vieux kiosque délicieux. Le ministre a bien reçu pour nous la lettre de mouna signée du sultan et scellée de son sceau, qui doit nous permettre le passage chez les différentes tribus et nous donner l’indispensable droit de rançon. 

... 

À cinq heures, ma mule sellée arrive à ma porte, menée par un soldat du sultan. Il fait noir dans la rue profonde. Je dois rejoindre H. de Vøøø et nos muletiers et nos bagages, à la sortie de la ville, assez loin de chez moi. Pour la dernière fois donc, je chemine dans le dédale des petites rues obscures de Fez, au milieu d’une foule compacte de bœufs (les troupeaux que l’on rentre la nuit de peur des pillards et des bêtes fauves, et que l’on fait sortir dans les pâturages aux premières heures du jour). (...) 

Fez s’éloigne sur ces mêmes fonds sombres, prend ces mêmes aspects sinistres qui nous étaient restés dans la mémoire depuis sa première apparition au matin de notre arrivée. En nous retournant, longtemps nous pouvons voir encore, au pied de ses murailles presque noires, les rangées de petits cônes blancs comme neige qui sont le camp du très saint calife... 

Des teintes tristes partout ; les passants enveloppés de laine, les chameaux, les ânons, tout ce qui fait le va-et-vient entre les deux villes par ce même et unique sentier, a des couleurs terreuses, brunâtres ou grises. Çà et là nous rencontrons de petits campements bédouins, aux tentes également brunes comme la terre, d’où sortent des fumées qui montent tout droit sur le gris foncé des lointains. Et en haut, tout en haut, « l’alouette légère », invisible dans la brume, chantent sa chanson matinale, au-dessus des orges vertes, à pleine voix, comme en France. 

... 

Et tout le long des petits sentiers à peine tracés, nous frôlons ces fenouils ; ils nous dominent, nous caressent de leurs fraîches feuilles, aussi fines et frisées que les plumes des marabouts ; nous sommes enfouis dans leurs réseaux très légers, jaunes et verts, nous disparaissons dessous, respirant à l’excès leur odeur. 

En l’air continuent de chanter éperdument les alouettes joyeuses, planant haut, invisibles dans le brouillard gris. Et de loin en loin, de lieue en lieue peut-être, un grand palmier isolé se dresse au-dessus de ce bocage uniforme et désert. 

Quatre heures durant, nous marchons dans ces fenouils légers. Quelquefois, en avant de nous, dans le sentier toujours enfoui sous ces épaisseurs de fin duvet vert, nous entendons un frôlement qui n’est pas le nôtre, et alors émergent, d’entre les masses de feuilles ténues, des troupeaux qui nous croisent, ou des files de gens en burnous qui viennent de Mékinez, ou des caravanes. Toujours très drôle de croiser des chameaux, surtout dans un lieu étroit ; on se figure être encore loin d’eux ; loin des hautes pattes et de la masse centrale du corps, que la tête est déjà sur vous, à l’extrémité du cou ondulé qui s’allonge, et cette tête vous dévisage de tout près, avec une expression de dédain ennuyé ; ils marquent un temps d’arrêt pour mieux voir, puis, se détournant encore, reprennent leur allure toujours silencieuse et lente. Ils sentent une odeur indéfinissable, douce et fade, qui tient le milieu entre la puanteur et le parfum ; ils en laissent une traînée derrière eux, longtemps encore après qu’ils sont passés. (...) 

 

Nos selles, garnies de drap rouge, sont très larges, très dures, et, tandis que nos mules vont leur pas incessant, rapide, infatigable, nous apprenons tout de suite à prendre là-dessus, comme des Marocains, toutes les poses de route connues : à califourchon, assis, étendus, ou les jambes croisées le long du cou de la bête. De temps à autre, nos muletiers nous content des histoires de brigands, nous indiquent les points où l’on a détroussé ou assassiné des voyageurs ; le reste du jour, ils chantent des petits airs étranges, en se faisant une voix flûtée et grêle qui tient de la sauterelle ou de l’oiseau, — et leur petite musique monotone s’harmonise mélancoliquement avec le grand silence des solitudes. 

Après ces quatre heures passées dans les fenouils, nous arrivons au bord d’une gigantesque crevasse qui serpente dans le pays : un ravin, un gouffre au fond duquel roule un torrent. Nous le longeons, en remontant le cours des eaux, jusqu’à une cascade en amont de laquelle le torrent n’est plus qu’une rivière empressée de courir. C’est l’oued Mahouda. Juste au-dessus de la bruyante cascade qui, d’un premier saut, tombe de trente mètres dans le vide, nous franchissons cet oued, à un gué dangereux et profond, en relevant les jambes sur le cou de nos mules, qui sont jusqu’à mi-corps dans l’eau agitée et bruissante. (...) 

Le lieu de notre halte est juste au-dessus de la bruyante cascade, dominant d’un côté le gué où des caravanes passent, de l’autre la crevasse où se jettent et bouillonnent les eaux furieuses. Le pays d’alentour est partout d’un vert de printemps, et les parois du ravin sont toutes roses de liserons, en guirlandes retombantes. Les nuées grises sont remontées, voilant toujours le ciel, mais laissant les lointains terrestres dégagés et limpides. 

En plus des voyageurs, cavaliers ou piétons, qui de temps à autre passent le gué, arrive toute une tribu nomade, gens, bêtes et tentes. Les femmes de ce douar, qui passent les dernières, se troussent avec une naïve impudeur, montrant jusqu’aux reins leurs belles jambes de statues, un peu fauves, un peu tatouées par endroits ; mais elles gardent le visage voilé, chastement. (...) 

Le premier, ouvrant la marche, chemine gravement, le caïd responsable de nos têtes : un vieillard, en cafetan de drap rose, sous un transparent de blanche mousseline ; ses yeux sont éteints, sont morts ; sa figure accentuée et dure semble taillée à grands coups de hache dans de la pierre brune, et sa barbe blanche est comme un lichen sur une ruine ; il est droit, inexpressif, majestueusement momifié sur sa bête blanche, portant en travers sur sa selle son très long fusil de cuivre... 

... 

Au sortir de ces murs et de ces oliviers, tout à coup Mékinez reparaît, très rapprochée, très près de nous, et d’aspect immense, couronnant de sa grande ombre une suite de collines derrière lesquelles le soleil se couche. Nous ne sommes plus séparés de la ville que par un ravin de verdure, fouillis de peupliers, de mûriers, d’orangers, d’arbres quelconques à l’abandon, qui ont tous leurs teintes fraîches d’avril. Très haut, sur le ciel jauni, se profilent les lignes des remparts superposés, les innombrables terrasses, les minarets, les tours des mosquées, les formidables casbahs crénelées, et, au-dessus de plusieurs enceintes de forteresse, le toit en faïence verte du palais du sultan. C’est encore plus imposant que Fez et plus solennel. Mais ce n’est qu’un grand fantôme de ville, un amas de ruines et de décombres, où habitent à peine cinq ou six mille âmes, Arabes, Berbères ou juifs. (...) 

Le cavalier que nous avions envoyé en estafette revient au-devant de nous, ayant vu le pacha, ayant reçu ses ordres, pour le lieu de notre campement où il va nous conduire : ce sera en dehors des murs, naturellement. 

À la suite de ce guide, nous franchissons le ravin vert, le délicieux fouillis d’arbres qui nous sépare de la ville. Puis, longtemps, longtemps, nous contournons, sans entrer, les vieux remparts à créneaux ; ils ont cinquante ou soixante pieds de hauteur, et ils sont tout rongés par la base, tout lézardés, tout caducs. Dans l’espèce de sentier de ronde que nous suivons, personne ne passe ; tout au plus rencontrons-nous trois ou quatre mendiants, effondrés comme des cadavres dans des coins de bastions ; hideux et effrayants sous des burnous en guenilles ; pouilleux couverts de gales écorchées, de je ne sais quelles lèpres. Par terre, il y a des bêtes mortes à moitié dévorées, le ventre ouvert en grand bâillement de vertèbres, mulets, chevaux ou chameaux ; et des ossements partout, éparpillés par les chacals, et des tas de détritus et de pourritures. 

Enfin, à cinq cents mètres d’une porte, dans un terrain nu et désert, semé de ruines, de trous, de pierres éboulées, on nous arrête : — nous sommes arrivés au lieu assigné pour notre demeure. 

C’est au pied d’une de ces murailles géantes qui, ici comme à Fez, s’en vont se perdre dans la campagne, sans qu’on puisse comprendre quelle a été jadis leur raison d’être. Et là, bien vite, nous faisons monter nos maisonnettes de toile, au crépuscule jaunâtre, tandis que quelques gouttes de pluie commencent à tomber de gros nuages subitement répandus dans le ciel. 

(...) 

Arrive, monté sur un beau cheval, et précédé d’un grand fanal ajouré, le fils du pacha de la ville. C’est pour nous souhaiter la bienvenue et nous présenter les excuses de son père : il est absent, ce vieux saint personnage ; depuis deux mois, à la tête de ses cavaliers, il combat contre les terribles Zemours, qui désolent la contrée. 

Lui, le fils, est très jeune, très aimable : il nous annonce une mouna abondante, des couscous tout chauds qu’il va nous envoyer — et aussi des soldats pour nous garder jusqu’au jour. D’abord voici deux petits ânons qui le suivent, chargés, l’un de charbon de bois, l’autre de branchages, pour nous faire cuire des poulets sur l’herbe. 

Il reste assis sous notre tente, nous contant des histoires. — Cette muraille, au pied de laquelle nous sommes, il ne peut pas trop nous dire à quoi elle a servi jadis ; il sait seulement que Mouley-Ismaïl, le sultan cruel, la fit construire, il y a trois cents ans. — Du reste, la belle époque de Mékinez remonte à ce Mouley-Ismaïl, qui fut le plus glorieux sultan du Maroc. (...) 

 

Les jardins d’Aguedal ! Quel lieu désolé ! quel aspect de tristesse inattendue — même après tout ce que nos yeux se sont habitués à voir ici de funèbre ! — D’abord une porte déjetée et vermoulue, qui s’ouvre avec un air clandestin au bout d’un sentier d’herbes, dans de hauts remparts : à l’appel du pacha, un gardien à barbe blanche nous tire les verrous intérieurs et les referme derrière nous quand nous sommes passés. Une première enceinte, espèce de préau de la mort, toujours entre des murs d’au moins cinquante pieds de hauteur, puis une seconde porte verrouillée de fer ; une seconde enceinte, une autre porte encore, — et enfin les « jardins » nous apparaissent... Nous restons saisis devant la nudité immense d’une espèce de prairie sans fin à l’herbe rase semée de marguerites, où paissent à l’état sauvage des troupeaux de chevaux et de bœufs, où courent dans le lointain des bandes d’autruches, — et où des ossements, des carcasses vides gisent sur la terre. De jardins, il n’y en a point ; à peine quelques arbres là-bas, dans un vieil enclos formant verger ; autrement, rien qu’une prairie triste et murée, si étendue pourtant que sa muraille grise s’en va se perdre à l’horizon, semble n’être là-bas qu’une ligne entourant la plaine où ces troupeaux sont épars. La campagne au delà, absolument solitaire, est verte sous un ciel sombre ; on dirait quelque site des pays du Nord, dans une contrée sans villages et sans routes, quelque parc de manoir dans une région abandonnée. Ces chevaux, ces bœufs, ces petites marguerites blanches dans l’herbe, rappellent aussi nos climats, et il y a même çà et là des flaques d’eau où chantent les plus ordinaires grenouilles. Ce qui surprend alors, ce qui est la seule note dissonante, exotique, c’est ce chef arabe à côté de nous — et ces autruches, circulant comme chez elles, sur leurs longues jambes minces. Si le lieu est triste, au moins n’est-il pas banal ; car sans doute bien peu d’Européens ont pénétré dans ces jardins du sultan. 

(...) Au sortir des jardins d’Aguedal, le jeune pacha nous ramène par d’autres chemins, à travers des dépendances intérieures du palais, toujours entre les gigantesques murailles crénelées, d’une hauteur excessive, qui donnent à tout ce lieu son caractère d’impénétrabilité farouche. (...) Ces dépendances du palais sont immenses ; dans des bas-fonds, où coulent des ruisseaux, nous traversons des vergers incultes, qui sont des fouillis délicieux d’orangers, de grenadiers, de figuiers et de saules. Les belles sultanes captives ont de quoi s’égarer sous la verdure et peuvent se faire des illusions de bois sauvages. 

Dans toutes les crevasses des remparts poussent des cactus nopals, grands comme des arbres, qui étalent au soleil leurs fleurs jaunes et leurs feuilles rigides, semblables à des raquettes bleuâtres. Et des quantités de cigognes, immobiles sur une patte au faîte des créneaux, nous regardent de haut passer. 

... 

Sur cette place, nous remercions le pacha et lui disons adieu — pour nous diriger vers la ville des juifs, faire la visite promise à notre ami d’hier au soir. — Cela nous changera de toutes ces grandeurs mortes. 

Pour arriver à cette ville des juifs, il faut traverser des quartiers plus habités. D’abord celui des marchands de bijoux, où des deux côtés de la rue, dans des petites échoppes en forme de boîte, de bizarres étalages d’argent et de corail brillent sur de vieux dressoirs en bois grossier. Et puis une rue très particulière, longue, droite et large comme un boulevard, bordée de maisonnettes sans toits, pareilles à des cubes de pierre ; elle monte vers une colline au sommet de laquelle le tombeau d’un saint découpe sur le bleu cru du ciel sa coupole peinte, flanquée de deux hauts palmiers minces. 

À l’extrémité de cette rue, s’ouvre la porte des Juifs. Et, aussitôt cette porte franchie, tout change d’aspect brusquement, comme si on était là dans un autre pays où, sans transition, on aurait été jeté. Au lieu de l’immobilité et du silence, un grouillement compact ; au lieu des hommes bruns, qui marchaient lents et majestueux, drapés dans des laines blanches, ici, des hommes pâles ou rosés, en longues papillotes et coiffés de calottes noires, qui vont tête basse, étriqués dans des robes sombres ; des femmes non voilées, qui sont très blanches et ont des sourcils minces ; une quantité de jeunes Éliacins, frais et roses, efféminés, à l’expression rusée et craintive. Une population trop dense, qui étouffe dans ce quartier étroit, en dehors duquel le sultan ne lui permet pas de vivre. Des ruelles encombrées de marchands, et par terre toute sorte de débris, d’épluchures, d’immondices ; à cause du tassement, une malpropreté, qui étonne, même après celle des rues arabes, et des puanteurs sans nom, à la fois âcres et fades, vous prenant à la gorge. 

Voici notre ami d’hier au soir qui vient à notre rencontre, averti sans doute par la rumeur de la foule saluant notre arrivée. Il a toujours sa jolie figure douce, mais vraiment, pour un millionnaire, il est bien mal mis : une robe fanée, unie, incolore, quelconque. C’est l’usage, paraît-il, pour ces juifs riches d’affecter dans la rue ces airs simples. 

La porte de sa maison est bien modeste aussi, toute petite, toute basse, au bord d’un ruisseau plein d’ordures... 

Mais, au dedans, nous nous arrêtons saisis devant un luxe étrange, devant un groupe de femmes couvertes d’or et de pierreries, qui nous accueillent souriantes, au milieu d’un décor des Mille et une Nuits. 

Nous sommes dans une cour intérieure, à ciel ouvert, avec, tout alentour, une colonnade et des arcades dentelées. Des mosaïques miroitantes recouvrent le sol et les murs jusqu’à hauteur d’homme ; au-dessus, commencent les arabesques variées à l’infini, les étonnantes dentelles de pierres, rehaussées de bleu, de vert, de rouge et d’or. Les artistes patients qui ont décoré cette maison sont les descendants de ceux qui sculptaient les palais de Grenade, et ils n’ont rien changé, depuis tant de siècles, aux traditions d’art que leurs pères leur avaient léguées ; ces mêmes broderies de fées, qu’on admire à l’Alhambra sous une couche de poussière, apparaissent ici dans tout l’éclat de leur fraîcheur neuve. 

Les femmes qui sont dans cette cour, éblouissantes sous un rayon de soleil, ont des jupes de velours brodé d’or, des corsages ouverts presque entièrement dorés ; aux bras, aux oreilles, aux chevilles, elles portent de lourds anneaux ornés de pierreries ; et leurs bonnets très pointus, leurs espèces de petits casques, sont formés avec des soies de couleurs éclatantes brochées d’or. Elles sont pâles, blanches comme de la cire, avec des yeux noirs très cernés, et leurs bandeaux « à la juive », noirs aussi comme des plumes de corbeau, descendent tout plats le long de leurs joues. 

La maîtresse de la maison est la seule personne dans ce groupe qui ne soit pas absolument jeune ; les autres, qu’on nous présente comme des dames et qui doivent être mariées en effet, à en juger par le luxe de leurs vêtements, sont des enfants qui peuvent avoir en moyenne une dizaine d’années. (Chez les juifs de Fez et de Mékinez, c’est l’usage de marier les filles à dix ans et les garçons à quatorze.) 

Toutes ces petites fées nous tendent la main, avec de gentils sourires ; l’accueil de la maîtresse de la maison est cordial et même distingué ; elle est la plus somptueuse de toutes ; sa jupe de velours cramoisi, son corsage de velours bleu de ciel, disparaissent sous des dorures en relief, et, dans les anneaux de ses oreilles, sont enfilées des perles fines et des émeraudes grosses comme des noisettes. 

Nous n’étions jamais entrés dans une grande maison juive, et toute cette richesse inattendue et inconnue nous semble un rêve, après la misère sordide et les puanteurs de la rue. (...) 

En promenant mes yeux tout autour de ces terrasses, sur l’horizon mélancolique en face duquel ces femmes naissent et meurent, j’ai un instant la compréhension et l’effroi de ce que peut être la vie de ces israélites, astreints craintivement aux observances de la loi de Moïse, et murés dans leur quartier étroit, au milieu de cette ville momifiée, séparée du monde entier... (...) 

La table est, par galanterie, servie à l’européenne sur une nappe blanche ; la porcelaine est française, de Limoges, style Empire, avec filets dorés. À la suite de quelles odyssées ces choses sont-elles venues s’échouer à Mékinez ?... 

On fait venir quatre musiciens, deux chanteurs, un violon et un tambour, qui s’installent par terre, contre nos jambes, pour nous jouer sans arrêt des choses rapides, stridentes et lugubres. Notre hôtesse, malgré ses perles et ses émeraudes, désire surveiller elle- même la cuisine et nous apporter nos plats ; ce qu’elle fait du reste avec une bonne grâce parfaite et une originale distinction. 

Une vingtaine de mets différents se succèdent à la file, arrosés de deux ou trois qualités de vieux petits vins roses tout à fait bons, que les israélites récoltent sur les coteaux alentour de Mékinez, au grand scandale des musulmans. Et, tandis que la musique fait rage par terre, tandis que la fumée du bois indien, que l’on brûle devant nous, voile notre déjeuner d’un odorant nuage bleu, nous voyons, au milieu de la belle cour tout en lumière, la famille groupée dans ses costumes chamarrés d’or, et toujours les deux petites belles-sœurs qui passent et repassent, enlacées, leurs espiègleries enfantines contrastant avec leurs lourds bijoux et leurs vêtements de grandes dames. (...) 

Quand nous ressortons pour reprendre nos mules dans la rue sordide, nous trouvons un attroupement considérable, qui s’est formé là dans l’attente curieuse de nous voir ; tout le quartier est dehors, et nous marchons à travers une foule compacte, jusqu’au moment où, la porte des Juifs franchie, nous retombons dans les solitudes de la ville arabe. 

L’accablant soleil de deux heures darde sur les tranquillités des ruines, où des milliers de cigales chantent. Nous sortons des enceintes des grands remparts, pour redescendre vers notre camp. 

... 

Déballons maintenant la boîte infiniment longue qui doit contenir nos cadeaux personnels. — Pour chacun de nous, un fusil du Souss dans son étui rouge ; un fusil ancien, de cinq pieds de long, entièrement revêtu d’argent. Pour chacun de nous aussi, un grand sabre de pacha marocain, dans un fourreau niellé, avec bretelle de soie et d’or ; poignée en corne de rhinocéros, lame et garde damasquinées d’or. Cela brille, sous la chaude lumière du ciel, et les exclamations les plus exaltées partent de notre entourage. Dans son enthousiasme pour le calife qui peut faire d’aussi désirables cadeaux, un chamelier va jusqu’à s’écrier : « Qu’Allah rende victorieux notre sultan Mouley-Hassan ! Qu’Allah prolonge ses jours, même aux dépens de ma propre vie ! » 

Alors nous nous trouvons imprudents d’avoir éveillé autour de nous de telles convoitises... 

... 

Le « bazar », beaucoup plus petit, plus obscur, plus triste que celui de Fez, est complètement vide quand nous arrivons ; le long des murs, tous les petits couvercles des niches à marchands sont rabattus et fermés. On nous explique que tout le monde est à la mosquée ; dans un moment, on va revenir : nous n’avons pas songé en effet qu’il est trois heures et demie, l’heure de la quatrième prière du jour... 

Peu à peu, l’un après l’autre, les marchands reviennent, à pas lents, drapés dans leurs transparentes mousselines, et tout blancs dans la pénombre des petites ruelles voûtées. Absorbés dans leur rêve, insouciants on dédaigneux de notre présence, ils ouvrent leurs niches, en relèvent les couvercles, et montent s’asseoir dedans, le chapelet à la main, sans nous regarder. Cependant nous sommes les seuls acheteurs, — et on est tenté de se demander à quoi bon un bazar dans cette nécropole. — On y vend des burnous, des costumes, des cuirs ouvragés, beaucoup d’étriers niellés d’argent ou d’or ; et de ces couvertures aux dessins sauvages, tissées dans le Sud par les femmes des tribus, le soir à la porte des tentes, chez les Beni M’guil ou les Touaregs. (...) 

Avant de franchir la dernière muraille d’enceinte, nous nous arrêtons dans une sorte de petit bazar que nous ne connaissions pas encore. C’est celui des marchands de bric-à-brac, et Dieu sait ce que des boutiques de ce genre à Mékinez peuvent recéler de bizarres vieilleries. 

Ces brocantages se passent près d’une porte donnant sur le désert de la campagne, au pied des hauts et farouches remparts et à l’ombre de quelques mûriers centenaires qui ont en ce moment leurs jeunes feuilles tendres d’avril. Ce sont surtout de vieilles armes que l’on trouve ici : yatagans rouillés, longs fusils du Souss ; puis de vieilles amulettes de cuir, pour la chasse ou la guerre ; des poires à poudre saugrenues, et aussi des instruments de musique : guitares à peau de serpent, musettes ou tambourins. Par analogie sans doute avec ces débris qu’ils vendent, les marchands sont presque tous des vieillards caducs, effondrés, finis. 

Des mendiants, qui ont élu demeure dans des trous de pierre à cette entrée de ville, assistent à nos marchés : un manchot couvert de plaies, un cul-de-jatte galeux ; et plusieurs de ces gens qui ont pour regard deux trous saignants où s’assemblent les mouches, et qui sont d’anciens voleurs auxquels, de par la loi, on a enlevé les yeux avec la pointe d’un fer rougi. 

On est sans doute très pauvre dans ce bazar, on a grand besoin de vendre, car on s’occupe de nous, on nous entoure. Nous faisons à vil prix plusieurs acquisitions étonnantes... À l’heure jaune et subitement refroidie du coucher du soleil, nous sommes encore là, près de cette porte désolée et sous les branchages de ces vieux arbres, cernés par une cinquantaine de figures sauvages, en haillons, Berbères, Arabes ou Soudaniens. 

... 

Aux premiers rayons splendides du soleil, nous levons le camp, laissant les restes de nos festins aux chiens et aux vautours. (...) 

Elle est bien différente, cette fois-ci, notre manière de voyager, et le pays que nous avions traversé en fête, au milieu de tous les cavaliers des tribus accourus de loin pour nous faire honneur, maintenant nous apparaît sous son vrai aspect, dans sa morne tranquillité, avec ses grandes étendues vides. N’en déplaise à nos compagnons d’ambassade restés à Fez — auxquels nous gardons le plus cordial souvenir — nous préférons revenir ainsi, comme de braves Marocains quelconques, n’éveillant pas la curiosité des caravanes qui passent, ne faisant même plus tache dans les solitudes où nous cheminons, dissimulés que nous sommes sous nos burnous et tout hâlés de soleil : nous nous sentons dix fois plus en Afrique, causant avec nos muletiers, écoutant leurs chansons et leurs histoires, initiés à mille aspects, à mille petits détails d’un Maroc intime, que nous n’avions pas soupçonnés dans notre trajet pompeux d’arrivée. (...) 

De tout le jour, nous ne rencontrons ni un village, ni une maison, ni une culture. De loin en loin seulement, quelques douars de nomades, installés en général à grande distance du chemin, mais dont les chiens de garde, nous flairant quand même, hurlent dans la campagne silencieuse, quand nous passons. — Leurs tentes, jaunâtres, brunâtres, sont toujours rangées en cercle, — comme poussent les champignons des bois, auxquels elles ressemblent ; leurs troupeaux paissent au milieu, et, à côté de chaque douar, il y a dans la prairie deux ou trois grands ronds dénudés, pelés, salis, — qui sont des emplacements anciens, abandonnés après l’épuisement des herbages. — On nous dit que ces tentes aujourd’hui ne sont habitées que par des femmes, tous les cavaliers valides ayant été réquisitionnés par le pacha de Mékinez pour son expédition contre les Zemours. 

Vers midi, au passage d’un gué, nous nous croisons avec une tribu berbère en voyage, troussée très haut dans l’eau courante. Suivant l’usage berbère, les femmes sont à peine voilées, et il y en a, parmi les jeunes, qui sont bien jolies. Les troupeaux passent aussi en beuglant, en bêlant, pourchassés par des chiens très affairés. Des petites filles tiennent des agneaux à leur cou, et, d’un de ces larges paniers appelés chouari que les mules portent sur leur dos, sort la figure étonnée d’un petit poulain tout jeune qu’on a couché là dedans et qui paraît s’y trouver fort à l’aise. (...) 

Descendus par une pente raide, nous campons dans cette plaine, à une heure de marche encore, au delà du pied des montagnes, près du saint tombeau de Sidi-Kassem et à côté d’un petit groupe de huttes de chaume que ce marabout protège. 

Et c’est toujours une heure délicieuse que celle où, le camp dressé, la longue étape finie, on s’assied voluptueusement devant sa tente, sur une couche de fleurs sauvages toutes fraîches, et toujours différentes, toujours changées. L’espace est immense de tous côtés ; l’air sent bon ; il est imprégné de cette odeur qu’il a chez nous, à un degré moindre et d’une façon plus éphémère, à l’époque des foins ; les vêtements arabes sont libres et légers, augmentant la sensation de repos que l’on éprouve, étendu là, sous le ciel rafraîchi du soir ; et cette limpidité profonde qui est partout, qui est une fête pour les yeux, il semble aussi qu’on la respire, qu’on en goûte l’impression physique en remplissant sa poitrine d’air. Après tant d’heures bercées d’incessantes petites secousses au pas de la mule, on trouve infiniment douce l’immobilité de la vieille terre arabe sur laquelle on va dormir ; et puis on a très faim, et volontiers on songe à l’heure du couscous qui approche, ou même à ces cuisines barbares que nous font nos muletiers là-bas : moutons et poulets rôtis dans l’herbe. (...) 

Vers midi, au milieu de collines violettes de lavandes dont le soleil surchauffe et exalte la pénétrante senteur, nous apercevons un recreux de ravin où il y a par hasard un arbre, un vrai grand arbre, un vieux figuier sauvage contourné comme un banian de l’Inde. Et c’est si tentant, si extraordinaire dans ce pays nu, où il n’y a d’ombre que celle des nuages errants, que nous mettons pied à terre pour descendre dans ce trou et y faire notre halte du milieu du jour. La place, choisie et rare, est déjà occupée par une dizaine de taureaux qui se tiennent là, bien serrés les uns aux autres, bien cachés sous l’abri des larges feuilles épaisses, béats dans cette fraîcheur humide, quand tout rayonne et brûle alentour. Mais ils nous cèdent sans conteste, se sauvent apeurés à notre approche, et nous nous installons en maîtres dans la petite oasis. 

Ce figuier doit avoir des siècles, tant ses branches sont grosses et bizarrement tordues. Un ruisseau court à ses pieds, en bruissant sur des cailloux noirs, au milieu des cressons, des myosotis bleus, de toutes ces plantes d’eau connues depuis l’enfance dans nos ruisseaux des campagnes françaises. Et, derrière la masse touffue de l’arbre, un rocher surplombant s’avance en voûte de grotte, formant comme une seconde petite salle, plus couverte encore et plus intime, que tapissent des capillaires et d’où suinte une source. En entrant là- dessous, on a une sensation délicieuse de fraîcheur et d’ombre, après l’accablement de lumière brûlante qui est partout dehors sur ces collines de lavandes. Parmi les racines de ce figuier, comme sur des fauteuils, nous nous étendons paresseusement, nos pieds nus dans l’eau du ruisseau. De tout ce qui nous entoure, rien d’africain, rien d’étranger, il nous semble être dans quelque recoin d’une France sauvage, d’une France d’autrefois, au resplendissement de juin, par un midi sans nuages. Et les bêtes ici, jamais tourmentées par les hommes, n’ont pas peur de nous ; les tortues d’eau tout doucement, tout doucement, entre les joncs, approchent leurs carapaces noires, pour venir manger les miettes de notre pain ; et les rainettes vertes sautent sur nous, se laissent prendre et caresser. 

De tous les recoins d’ombre, de tous les ruisseaux frais aux bords desquels il m’est arrivé de me reposer, par les brûlants midis, durant tant d’expéditions diverses, au milieu de tant de circonstances différentes dans des pays quelconques du monde, je ne crois pas qu’aucun m’ait jamais apporté une plus pénétrante impression de paix que celui-ci, avec un plus intime désir de m’abîmer dans la tranquille nature verte... 

... 

Après une journée de marche encore longue sous un ardent soleil, vers le soir, nous voyons poindre devant nous Tanger la Blanche ; au-dessus, la ligne bleue de la Méditerranée, et au-dessus encore, cette lointaine dentelure irisée qui est la côte d’Europe. 

Nous éprouvons une première impression de gêne, presque de surprise, en passant au milieu des villas européennes de la banlieue. Et notre gêne devient de la confusion lorsque, en entrant dans le jardin de l’hôtel, avec nos figures noircies, nos burnous, et nos jambes nues, notre suite de muletiers, de ballots, notre déballage de Bédouins nomades, nous tombons au milieu d’un essaim de jeunes misses anglaises en train de jouer au lawn-tennis... (...) 

Vraiment Tanger nous paraît le comble de la civilisation, du raffinement moderne. (...) 

La ville partout ouverte et sûre ; plus besoin de gardes pour circuler par les rues, plus besoin de veiller sur sa personne ; en résumé, l’existence matérielle très simplifiée, plus confortable, nous sommes forcés de le reconnaître, facile à tous avec un peu d’argent. Et, à la détente qui se produit en nous, nous sentons tout ce qu’avait d’oppressant, malgré son charme, cette replongée si profonde que nous venons de faire dans des âges antérieurs... 

Cependant, nos préférences et nos regrets sont encore pour le pays qui vient de se refermer derrière nous. Pour nous-mêmes, il est trop tard, assurément, nous ne nous y acclimaterions plus. Mais la vie de ceux qui y sont nés nous paraît moins misérable que la nôtre et moins faussée. Personnellement, j’avoue que j’aimerais mieux être le très saint calife que de présider la plus parlementaire, la plus lettrée, la plus industrieuse des républiques. Et même le dernier des chameliers arabes, qui, après ses courses par le désert, meurt un beau jour au soleil en tendant à Allah ses mains confiantes, me paraît avoir eu la part beaucoup plus belle qu’un ouvrier de la grande usine européenne, chauffeur ou diplomate, qui finit son martyre de travail et de convoitises sur un lit en blasphémant…       (…) 

Pierre Loti  Au Maroc  extraits présentés par Daniel Fanguin